Kelly Sinnapah Mary vit et travaille en Guadeloupe. Sa nouvelle série Hotmilk a été présentée récemment dans deux expositions collectives Visions archipéliques à la Fondation Clément et Echos imprévus: turning tide au Memorial ACTe. Kelly Sinnapah Mary répond aux questions de l’Aica Caraïbe du Sud.
Hotmilk
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L’exposition Visions Archipéliques présente quatre de vos oeuvres : deux photographies de la série Jyoti Singh Pandey et deux autres d’une nouvelle série Hotmilk. Pouvez vous présenter cette série récente Hotmilk et commenter la référence perceptible à l’allaitement de Romulus et Rémus par une louve?
La série « Hotmilk » parle de la nouvelle identité que se construit une femme durant la période de gestation et de maternité. Ces deux photographies sont le résultat d’un travail mené au préalable durant ma grossesse, qui consistait à collecter toutes traces de ma période de gestation comprenant mon suivi médical, mes échographies, mes résultats d’analyses, des comptes rendus de visite de multiples obstétriciens, témoignages de proches sur la grossesse`… Je voyais dans chacun de ces éléments une charge émotionnelle et esthétique qui témoignent d’un process. Des incertitudes sur la santé du fœtus qui grandissait en moi ont généré au fil de ces mois une forme d’angoisse marquant mon travail de nouveaux questionnements. Le personnage vagina à la bouche rouge présent dans mon travail antérieur « Vagina, Jyoti Singh Pandey » s’était estompé pour « un personnage mi-féminin mi-animal… »[1]. Il apparaissait dans de nombreux croquis tel un animal recouvert de cheveux. Toutefois, le dessin n’était pas suffisant, j’expérimentais d’autres formes plastiques dont la photographie qui m’a permis de saisir des moments, de sacraliser une scène de mon quotidien de mère: l’allaitement de mon fils. Vous me direz quoi de plus naturel que d’allaiter son enfant! A mon sens, ce geste n’est pas si anodin, dans de nombreuses cultures, l’allaitement est une force mystérieuse qui met en jeu les pouvoirs du lait et qui confère à certains enfants un destin singulier, certains dieux ou héros de la mythologie antique ont été allaités de manière extraordinaire: Jupiter, nourri par la chèvre Amalthée, ou Romulus et Remus, allaités par une louve auxquels je fais référence dans l’une de mes mises en scène. Par le lait passent les qualités physiques et morales de la mère, de la nourrice ou de l’animal nourricier. C’est tout un héritage qui se transmet par le lait. [2]
Ces deux photographies sont au carrefour de plusieurs pratiques artistiques par l’usage de la mise en scène, la performance, la couture (masque, robe de cheveux), l’assemblage. Je qualifierais ce travail de “photo performance” par analogie avec la vidéo performance, qui contient des images en mouvement et du son. Ici, deux images fixes témoignant d’un moment de l’action: celui d’une mère allaitant son enfant dans deux positions différentes. Je n’avais comme seul public que le photographe que j’avais sollicité pour réaliser ces clichés durant mon action.
Hotmilk
L’image que cette série donne de la maternité peut paraître déstabilisante. Quel sens donnez – vous au titre Hotmilk?
Ce titre renvoie directement à l’allaitement “Lait chaud” en français il est à la fois un prétexte pour aborder la maternité sous un angle différent. L’allaitement ce moment si privilégié entre une mère et son enfant, un mode d’alimentation qui peut paraître banal mais pas si facile pour une femme qui n’ose pas toujours en parler. Les premières mises au sein peuvent être angoissantes, comme beaucoup de mère qui allaitent le savent, le nourrisson ne prend pas systématiquement le sein à la naissance, il a besoin d’être guidé, la mère doit adopter une bonne posture, le sein doit être bien positionné… la pression des proches, le désir de bien faire devient très vite pesant. Derrière la joie de la maternité se cache ce côté sombre pour, je pense, bon nombre de femmes. Elif Shafak, écrivaine Turc,[3] explique que dans de nombreux pays, tels que la Turquie, la maternité n’est quasiment pas critiquable et les femmes se doivent d’être parfaitement heureuses d’être enceintes, ne pas se plaindre et ne penser qu’au bébé. Les doutes et la dépression sont tabous. Ces doutes, ces questions post-partum à savoir : Vais-je être à la hauteur? Vais-je retrouver mon physique d’avant ? Y aura-t-il des conséquences irrémédiables sur mon avenir de femme ? ont nourri ma pratique artistique.
Y a – t – il des liens avec la série précédente?
Le personnage “Vagina”, visible dans mes travaux antérieurs “Vagina, Jyoti Singh Pandey” 2015 est présent dans ce récent travail, mais sous une allure différente, dans un autre contexte. Ici cette femme n’est plus une prédatrice mais une protectrice envers sa progéniture. Ce nouveau personnage est habillé de cheveux et d’un masque doré qui lui confèrent une allure bestiale et féminine à la fois. Le costume a été réalisé en cheveux synthétiques cousus sur une robe d’allaitement, d’un collier, de guêtres, d’un masque et d’une perruque , j’ai mis un mois à le confectionner, je souhaitais une esthétique très particulière mêlant féminité, monstruosité et sécurité à la fois. L’esthétique sauvage des Wilder Mann photographiés par Charles Fréger m’ont intéressée. Ces drôles de personnages poilus de la tête aux pieds incarnant la figure du sauvage, de personnages mythiques, de surhommes m’intéressaient et correspondaient à certains aspects de ma nouvelle identité de mère/femme.
L’une des deux photos renvoie au mythe antique des jumeaux Rémus et Romulus allaités par une louve. J’ai repris la posture de la louve pour son ambivalence car elle revêt l’image de la tendresse maternelle et de la fécondité et d’un autre côté du désir sexuel. La légende raconte “qu’une louve altérée, descendue des montagnes d’alentour, accourut au bruit des vagissements, de Rémus et Romulus et leur présentant la mamelle, oublia tellement sa férocité que l’intendant des troupeaux du roi la trouva caressant de la langue ses nourrissons. Faustulus (c’était, dit-on, le nom de cet homme) les emporta chez lui et les confia aux soins de sa femme Larentia. Selon d’autres, cette Larentia était une prostituée à qui les bergers avaient donné le nom de Louve ; c’est là l’origine de cette tradition merveilleuse. »[4] (traduction de M. Nisard, légèrement modifiée, 1864).
Ce nouveau personnage donne une vision différente du sentiment maternel souvent très pulsionnelle et déraisonnable rapprochant la femme de l’animal.
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Cette image de la maternité est-elle toujours bien comprise par le public?
Chaque femme a sa façon de vivre sa féminité, sa grossesse et sa maternité en fonction de son histoire, de sa culture. Durant la grossesse, la femme perd le contrôle de son corps. Elle met de côté sa séduction pour devenir une caricature de femme avec des formes amplifiées qui sont souvent dures à accepter. Ma vision de la maternité est mitigée entre la violence de la transformation du corps, de l’accouchement et le bonheur de sentir son enfant grandir en soi et lui donner naissance…
Mais comment ne pas se sentir toute puissante après avoir donné la Vie! D’ailleurs, beaucoup de femmes doivent être frustrées de ne pas pouvoir exprimer ce sentiment ou au moins tenter de l’exprimer. Des artistes femmes ont ouvert la voie de ces questionnements sur la maternité la relation mère enfant je pense à Mary Kelly dans sa série … Antepartum (1973) et -Partum Document (1973-79) qui aborde des questionnements sur sa relation avec son fils, et qui traduit plastiquement « cette nouvelle identité relationnelle mère/enfant» .
Jyoti Singh Pandey
Hotmilk
Quel est le rôle du masque ?
C’est un masque mexicain de Lucha Libre (catcheurs mexicains, héros populaires de la culture populaire mexicaine) que j’ai recouvert de motifs dorés. Le masque et ou la cagoule ont une grande importance dans mon travail. On retrouve le personnage “Vagina” anciennement cagoulée dans un autre contexte avec cette fois ci un masque, cette femme n’est plus prédatrice mais protectrice envers sa progéniture. Avec ce masque laissant apparaître la bouche, je montre la mère et ses intermittences : la femme cachée dans la mère, et la mère cachée dans la femme. Le masque questionne l’identité de la femme. Avec l’évènement de la maternité, la mère est souvent tentée de renoncer à son identité de femme et d’adopter à plein temps son rôle de mère en s’investissant totalement pour s’occuper de ses enfants. Des auteures féministes l’affirment, il ne faut pas choisir d’être femme ou être mère, puisque choisir, c’est renoncer à l’une des options. Le père détient lui aussi un rôle crucial durant cette période, j’aimerais traduire cela dans une prochaine série.
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Que présentes – tu actuellement au Memorial ACTe de Guadeloupe et quels sont tes autres projets?
En ce moment je participe à l’exposition collective commissionnée par Johanna Auguiac et Tumélo Mosaka “Echos imprévus: turning tide” qui à lieu au MACTE de Guadeloupe, j’y présente série de dessins collages intitulée “Cahier d’un non-retour au pays natal” ainsi qu’une installation photo “Hotmilk”en parallèle je travaille sur un projet d’édition en collaboration avec Andyl Gosine (artiste et professeur d’université). Douze dessins m’ont été commandés pour ce projet, ce livre sera publié en 2017 et donnera lieu à une exposition à Toronto, je participerais bientôt à une exposition collective L’élargissement des fantasmes commissionnée par Eva Barois de Caevel qui aura lieu à la Maelle Galerie à Paris.
Entretien avec Dominique Brebion
https://aica-sc.net/2013/09/22/lartiste-un-etre-politique-en-eveil/
https://aica-sc.net/2014/03/07/kelly-sinnapah-mary-au-perez-miaimi-art-museum/
https://aica-sc.net/2014/05/13/art-contemporain-caraibe-a-idb-cultural-center-de-washington/
Notes
[1] kellysinnapahmary.wixsite.com « Decallage » by Gretha
[2] T. P. Wiseman, « The Wife and Children of Romulus », Classical Quarterly, 33, 1983
[3] Elif Shafak Lait noir, Éditions Phébus, 2009, 352 p.
[4] Tite-Live, Histoire romaine. De la fondation de Rome à l’invasion gauloise, (traduction Annette Flobert) Garnier-Flammarion, Paris, 1995,