Dans la scène initiale, ils sont douze hommes, rassemblés le
27 janvier 1866 au fumoir de l’hôtel de la Couronne
à Hokitika, Nouvelle-Zélande. Walter Moody y entre sans avoir été invité. Ni
rejeté, d’ailleurs. Mais le jeune Britannique en quête de l’or dont on parle
beaucoup dans la région a le sentiment d’avoir interrompu quelque chose. Tout
le monde s’est tu avant même son arrivée, le bruit de ses pas dans le couloir a
suffi à interrompre les probables conversations. Le nouvel arrivant a pénétré à
l’intérieur d’un cercle fermé sur un secret, sur un mystère, sur une intrigue,
tout cela à la fois, et qui ouvrira lentement ses plis pendant près de mille
pages.
Les Luminaires,
deuxième roman d’Eleanor Catton, est une redoutable machine narrative
construite avec une remarquable précision. Son architecture générale repose sur
une solide structure. Les personnages présents dans la pièce où nous entrons
avec Walter Moody sont douze, comme les signes du zodiaque, comme les parties
de l’ouvrage. Par ailleurs, la taille des chapitres et des parties va en
diminuant, ce qui donne l’impression d’un roman de plus en plus pressé
d’arriver à son terme tandis que les titres des chapitres deviennent plus longs
que leur contenu. L’effet est assez étonnant, le sens de ce que nous lisons
dans le texte se révélant seulement si on prend la peine de bien lire des
intitulés qui peuvent aller jusqu’à remplir une page. La matière de la fiction
se renverse, peut-être était-ce le moment de retourner le sablier du temps.
Les jurés du Man
Booker Prize qui ont récompensé Les
luminaires en 2013 ont probablement été aussi impressionnés que nous par la
construction formelle. Mais elle ne serait rien sans le souffle fourni par des
personnages aux caractères de plus en plus précis, qui jouent des rôles doubles
ou triples dans des affaires embrouillées où dominent longtemps les
incertitudes. Les données de base sont pourtant limitées : Crosbie Wells a
été retrouvé mort dans sa maison isolée et Emery Staines a disparu après avoir
été vu pour la dernière fois par Anna Wetherell, notoirement prostituée. Au
tribunal, quand les nœuds auront été assez resserrés pour en arriver là,
l’honorable juge Kemp fera, à propos de la profession de cette dernière personne,
une mise au point pour éviter tout écart de langage : « En évoquant le ci-devant métier de Mlle Wetherell, vous pourrez
choisir parmi les termes de “péripatéticienne”, “belle-de-nuit” ou “praticienne
du vieux métier”. Me fais-je bien comprendre ? »
Car tout ne peut être nommé abruptement, il faut y mettre
des formes. La citation, qui relève par elle-même de l’anecdote, est dans sa
signification représentative des Luminaires :
chaque élément de vérité est, de la même manière que l’or qui fait affluer les
aventuriers dans la région, extrait avec beaucoup d’efforts de tout ce qui
empêchait de la voir.
A la surface du récit, celui-ci se déroule comme un roman du
dix-neuvième siècle, où tout est expliqué, décrit, placé sous différents
éclairages. Si l’on se satisfait de cette lecture, il y a déjà bien du plaisir
au rendez-vous. Mais, en se faufilant entre les événements, en les reliant sur
terre et dans les constellations, on découvre les faces cachées d’un univers
fictionnel riche de toutes ses strates. Un exploit littéraire, en somme.