"Souvenir", Villiers de L'Isle-Adam à Triebchen. Wagner évoque sa conception de la foi chrétienne.

Publié le 31 décembre 2016 par Luc-Henri Roger @munichandco

Le marquis Auguste de Villiers de L'Isle Adam est un écrivain français d'origine bretonne, né à Saint-Brieuc en novembre 1838 et mort à Paris en août 1889. Appelé Mathias par sa famille, simplement Villiers par ses amis, il utilisa le prénom d'Auguste sur la couverture de certains de ses livres
Villiers de L'Isle-Adam fut un proche de Judith Gautier, par amitié et pour quelques mois également parce qu'elle faillit devenir sa belle-soeur: au printemps 1866. Villiers se fiança avec Estelle, la seconde fille de Théophile Gautier. Judith venait alors d'épouser Catulle Mendès. Mais les fiançailles furent rompues en janvier 1867, car les parents de Villiers refusèrent ce qui à l'époque était considéré comme une telle mésalliance. En octobre 1867, Villiers de L'Isle-Adam devint rédacteur en chef de la Revue des Lettres et des Arts, qui parut jusqu'en mars 1868.
En juin 1869, Villiers, Mendès et Judith Gautier entreprirent  un voyage en Suisse et en Allemagne, au motif de rendre compte pour les journaux parisiens de l'Exposition universelle des Beaux-Arts à Munich, mais dont le but réel était surtout de voir les opéras de Richard Wagner et de rencontrer le compositeur (ils firent alors deux séjours chez lui, à Triebschen, près de Lucerne, à l'aller, puis au retour*). Wagnériens, les trois amis  se rendirent aussi en mars 1870 à Bruxelles pour couvrir au théâtre de la Monnaie la représentation en français de Lohengrin et se rendirent ensuite en juin à Weimar, pour un festival consacré à Wagner. De là, ils allèrent à Munich pour y voir La Walkyrie et s'arrêterent en juillet une troisième fois  à Triebschen*. Leur voyage fut interrompu par le début de la guerre, qui les obligea à rentrer en France.
En 1887, Villiers publia Souvenir, un récit dans lequel il relate sa visite à Triebschen à l'automne 1886 et dont l'intérêt majeur est le compte-rendu  qu'il fait des propos de Richard Wagner sur sa relation à la foi chrétienne:
Souvenir
En automne 1868[sic, *], je me trouvais à Lucerne : je passais presque toutes les journées et les soirées chez Richard Wagner.
Le grand novateur vivait très retiré, ne recevant guère qu’un couple d’aimables écrivains français (mes compagnons de voyage) et moi. Depuis une quinzaine, environ, son admirable accueil nous avait retenus. La simplicité, l’enjouement, les prévenances de notre hôte nous rendirent inoubliables ces jours heureux : une grandeur natale ressortait pour nous du laisser-aller qu’il nous témoignait.
On sait en quel paysage de montagnes, de lacs, de vallées et de forêts s’élevait, à Triebchen, la maison de Wagner.
Un soir, à la tombée du crépuscule, assis dans le salon déjà sombre, devant le jardin, — comme de rares paroles, entre deux silences, venaient d’être échangées, sans avoir troublé le recueillement où nous nous plaisions, — je demandai, sans vains préambules, à Wagner, si c’était pour ainsi dire, ARTIFICIELLEMENT – (à force de science et de puissance intellectuelle, en un mot) – qu’il était parvenu à pénétrer son œuvre, RIENZI, TANNHAEUSER, LOHENGRIN, LE VAISSEAU FANTÔME, LES MAÎTRES CHANTEURS même – et le PARSIFAL auquel il songeait déjà – de cette si haute impression de mysticité qui en émanait, — bref, si, en dehors de toute croyance personnelle, il s’était trouvé assez libre-penseur, assez indépendant de conscience, pour n’être chrétien qu’autant que les sujets de ses drames-lyriques le nécessitaient ; s’il regardait, enfin, le Christianisme, du même regard que ces mythes scandinaves dont il avait si magnifiquement fait revivre le symbolisme de ses NIEBELUNGEN. Une chose, en effet, qui légitimait cette question, m’avait frappé dans une de ses œuvres les plus magistrales, TRISTAN ET YSEULT : c’est que, dans cette œuvre enivrante où l’amour le plus intense n’est DÉDAIGNEUSEMENT dû qu’à l’aveuglement d’un philtre, — LE NOM DE DIEU N’ÉTAIT PAS PRONONCÉ UNE SEULE FOIS.
Je me souviendrai toujours du regard, que, du profond de ses extraordinaires yeux bleus, Wagner fixa sur moi.
Mais, me répondit-il en souriant, si je ne ressentais, EN MON ÂME, la lumière et l’amour vivants de cette foi chrétienne dont vous parlez, mes œuvres, qui, toutes, en témoignent, où j’incorpore mon esprit ainsi que le temps de ma vie, seraient celles d’un menteur, d’un SINGE ? Comment aurais-je l’enfantillage de m’exalter à froid pour ce qui me semblerait n’être, au fond, qu’une imposture ? — Mon art, c’est ma prière : et, croyez-moi, nul véritable artiste ne chante que ce qu’il croit, ne parle que de ce qu’il aime, n’écrit que ce qu’il pense ; car ceux-là, qui mentent, se trahissent en leur œuvre dès lors stérile et de peu de valeur, nul ne pouvant accomplir œuvre d’Art-véritable sans désintéressement, sans sincérité.
Oui, celui qui – en vue de tels bas intérêts de succès ou d’argent, — essaie de grimacer, en un prétendu ouvrage d’Art, une foi fictive, se trahit lui-même et ne produit qu’une œuvre morte. Le nom de DIEU, prononcé par ce traître, non seulement ne signifie pour personne ce qu’il semble énoncer, mais, comme C’EST UN MOT, c’est-à-dire un ÊTRE, même ainsi usurpé, il porte, en sa profanation suprême, le simple MENSONGE de celui qui le proféra. Personne d’humain ne peut s’y laisser prendre, en sorte que l’auteur ne peut être ESTIMÉ que de ceux-là même, ses congénères, qui reconnaissent, en son mensonge, celui qu’ils SONT eux-mêmes. Une foi brûlante, sacrée, précise, inaltérable, est le signe premier qui marque le RÉEL artiste : — car, en toute production d’Art digne d’un homme, la valeur artistique et la valeur vivante se confondent : c’est la dualité même du corps et de l'âme. L’œuvre d’un individu sans foi ne sera jamais l’œuvre d’un ARTISTE, puisqu’elle manquera toujours de cette flamme vive qui enthousiasme, élève, grandit, réchauffe et fortifie ; cela sentira toujours le cadavre, que galvanise un MÉTIER frivole. Toutefois entendons-nous : si, d’une part, la seule Science ne peut produire que d’habiles amateurs, — grands détrousseurs de « procédés », de mouvements et d’expressions, — consommés, plus ou moins, dans la facture de leurs mosaïques, — et, aussi, d’éhontés démarqueurs, s’assimilant, pour donner le change, ces milliers de disparates étincelles qui, au ressortir du néant éclairé de ces esprits, n’apparaissent plus qu’éteintes, — d’autre part, la foi, SEULE, ne peut produire et proférer que des cris sublimes qui, FAUTE DE SE CONCEVOIR EUX-MÊMES, ne sembleront au vulgaire, hélas, que d’incohérentes clameurs : — il faut donc à l’Artiste-véritable, à celui qui crée, unit et transfigure, ces deux indissolubles dons : la Science et la Foi. — Pour moi, puisque vous m’interrogez, sachez qu’AVANT TOUT JE SUIS CHRÉTIEN, et que les accents qui vous impressionnent en mon œuvre ne sont inspirés et créés, en principe, que de CELA SEUL.
Tel fut le sens exact de la réponse que me fit, ce soir-là, Richard Wagner — et je ne pense pas que Madame Cosima Wagner, qui se trouvait présente, l’ait oublié.
Certes, ce furent là de profondes, de graves paroles…
— Mais, comme l’a dit Charles Baudelaire, à quoi bon répéter, ces grandes, ces éternelles, ces inutiles vérités !
*Villiers de L’Isle-Adam commet une erreur de date. Les séjours de Villiers, Catulle Mendès et Judith Gautier à Lucerne datent de 1869 ( du 16 au 25 juillet, et du 13 au 18 ou 19 septembre) et une fois en 1870 (du 19 au 30 juillet).