A droite sur la photo

Publié le 29 décembre 2016 par Mentalo @lafillementalo

Tu te souviens de moi ? J'étais au premier rang, à ta droite, sur la photo de classe de l'école de T. Les cheveux blonds, un peu trop longs, comme tout le monde à cette époque. Un pull jacquard, bien sûr. Il y avait du soleil ce jour-là, et sur la photo je cligne un peu des yeux. Tu étais déjà plus grande que moi. Derrière toi, notre maître avait dû se mettre sur la pointe des pieds, et ça se voit sur la photo. J'aimerais beaucoup te revoir. Ne te méprends pas. Je me suis marié, j'ai eu deux filles. J'habite la maison de mes parents. Tu vois, je n'ai pas beaucoup bougé, contrairement à toi. Je suis devenu ingénieur, comme prévu. Mon père est décédé l'année dernière. Ma mère a pris sa retraite et a préféré une maison plus petite, de plain-pied. Te souviens-tu encore de nos parties de cache-cache dans les bois ? Il y a trente ans. Trente ans ! J'ai eu du mal à te retrouver. Pourquoi ne réponds-tu pas ? Ce serait pourtant chouette de se revoir, je pense, après toutes ces années. Je suis curieux de savoir ce que tu es devenue. Pourquoi tu es partie. Je passe tous les jours devant notre école. Je dépose mes filles un peu plus loin, sous les marronniers du boulevard. J'ai revu tes parents l'année dernière, à l'enterrement de mon père. Je me suis dit qu'on devrait organiser des retrouvailles, pourquoi pas? Pourquoi ne réponds-tu pas?

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Bien sûr que je me souviens de toi. De nos duels pour être le meilleur de la classe, en dernière année. J'avais gagné, de justesse. J'étais meilleure que toi au saut en hauteur, aussi, mais c'était facile, j'étais bien plus grande que toi. Je me souviens de cette photo. Il y avait du soleil, et dans l'air, ce parfum de fin d'enfance, avant que nous nous égaillions tous dans les collèges de la grande ville, cette excitation d'être les grands pour quelques heures encore. Les grandes vacances qui arrivaient. Je pourrais encore citer tous les noms de nos camarades, dans l'ordre, rien qu'en repensant à cette photo. Six filles, dix-huit garçons. Deux Valérie, deux Nathalie, une Stéphanie, et puis moi. Dans l'angle de la photo, on aperçoit le bâtiment des toilettes, dehors. Ce qu'on avait froid l'hiver. Il fallait traverser la cour verglacée. Il n'y avait pas de lumière, on emmenait toujours une camarade. Elle tenait la porte et passait son pied dessous, on appuyait dessus du nôtre, signal pour nous libérer. En arrière-plan, l'immense tilleul dont les racines soulevaient les dalles de béton de la cour. C'est la troisième fois que tu m'écris. Je ne te répondrai pas cette fois encore. Ni jamais, je pense. Je n'ai pas envie de te revoir. Ne te méprends pas. Je ne veux pas gâcher nos souvenirs. Je ne veux pas te voir vieilli, je ne veux pas savoir si finalement tu es devenu plus grand que moi, trente ans après. Je ne veux pas que ton image me renvoie la mienne, mon visage fatigué par les nuits sans sommeil, l'enfance envolée, ce souvenir de soleil dans les yeux. Moi aussi je me suis mariée, j'ai eu des enfants. Quatre. Et je suis partie, toujours plus loin. J'étouffais. Je ne pouvais pas rester là. Je préfère avoir la nostalgie aujourd'hui de la grande ville que de l'avoir vu se métamorphoser, avec plus ou moins de réussite parfois. Je veux laisser tout ça intact dans ma mémoire. Google ne te dira rien de moi, et je n'ai aucun mal à résister aux sirènes de Facebook. Je ne veux pas te revoir, ni toi, ni les deux Nathalie, les deux Valérie, ni Stéphanie, ni personne. Je vais de l'avant. Je ne fais jamais demi-tour, je ne regarde jamais en arrière. Je n'ai rien oublié. J'ai classé sans suite.