" En peinture, on doit éviter le souci d'accomplir un travail trop appliqué et trop fini dans le dessin des formes et la notation des couleurs, comme trop étaler sa technique, la privant ainsi de secret et d'aura. C'est pourquoi il ne faut pas craindre l'inachevé, mais bien plutôt déplorer le trop-achevé. " (Zhang Yanyuan, historien de l'art chinois du IXe siècle).
Quatre mois. Une "divine douceur" ? Le visage est serein. Détendu. La bouche presque souriante. Non, pas presque. Complètement souriante. Dans son fauteuil comme le Chat de Geluck, après un bon film. Si ce n'était pas l'un des événements les plus tragiques de la vie, ce départ aurait été une sorte de conte enchanté.
Si l'on ne se plaçait que du point de vue de la raison, à savoir, que la question, ce n'est pas si l'on va mourir ou pas, mais c'est comment, dans quelles conditions, cela aurait été presque l'idéal. Parce qu'il avait toujours eu cette frayeur, en regardant ceux qui terminaient en enfer, dans une sorte d'enfer, dans une sorte de piège, de prison, de finir ainsi. Non, il peut être rassuré maintenant. Il ne s'est pas vu partir. Assoupi dans son fauteuil. La mort idéale.
Mais d'un point de vue émotionnelle, c'est évidemment différent. Le revers de la médaille, c'est qu'il est parti tôt. Pas tout jeune, non, mais tôt par rapport aux propres références familiales. Tôt aussi par rapport à l'espérance de vie du pays. Le matin de son anniversaire. Il est parti deux ans après sa mère. Même pas deux ans. Il y a comme un arrière-goût d'inachevé.
Oui, c'est vrai, dans ces moments-là, il y a toujours un arrière-goût d'inachevé, un parfum furtif de trop grande rapidité. On ne fait que survoler la Terre. On ne s'enracine jamais. Pas le temps. On ne peut pas s'offrir à la fois une mort idéale et sa mûre préparation. Elle te saisit avec surprise, presque sournoisement.
Rien qu'une image sereine. Tu avais la peur de la dépendance. Tu l'as évitée. Tu es parti en grande forme. Pas les bottes aux pieds mais la vie pleine au cœur. À quoi bon décrire, évoquer, se souvenir ?... L'oubli ne fait pas partie des adieux. Les images restent, marquent, avaient marqué avant et resteront marquantes après.
Une R10... une bombe de crème fouettée... une R16... un Amstrad PC512... un tramway mal conçu, très mal conçu pour se croiser dans les virages. Pourtant, élémentaire. Il suffisait de se pencher sur la question en simple amateur. Esprit scientifique... aussi grande sensibilité. Les deux peuvent se cumuler. Forcément. Hémisphère gauche. Hémisphère droit. La raison et l'émotion. La double motivation de toute décision, de toute action, de toute réflexion.
Ne pas chercher à convaincre. Y renoncer même. Constater que tout le monde est c@n, mais à la différence d'autres, reconnaître qu'on est soi-même un c@n ! La bêtise humaine est-elle consciente ou involontaire ? Les deux. Cela dépend. Sans doute. De quoi développer une certaine forme de nihilisme. De misanthropie. Mais impossible ! Car il n'y a pas que la raison, il y a aussi l'émotion. La vie n'est pas qu'observation. Elle est action aussi. Un sourire de bébé suffit à reprendre goût à l'humain. La vie est tellement complexe, nuancée, et surtout ambivalente, contrastée.
Le mystère tournait autour de lui. J'avais encore beaucoup à apprendre. De sa perspicacité d'observateur. Un observateur. Analyseur. Qui triture les choses en électron libre. Sans préjugé. Sans influence. Sans marketing. Juste penser à partir des fondamentaux. Penser par soi-même. Sans pollution extérieure. Ce n'était pas donné à tout le monde. La sérénité non plus. Même si, à court terme, les larmes l'emporteront sur les sourires. Comme à chaque départ...
" Les larmes comme les sourires allument le visage et l'éclairent, comme si on nous avait donné un visage inachevé, et qu'il ne trouvait sa perfection dans cette vie que dans la violence pure d'une rencontre ou d'une perte. Dans la grande douceur brûlante des larmes ou du sourire. (...) La vérité naît dans le ravinement des larmes ou dans le petit berceau des lèvres, car le sourire donne aux lèvres le dessin d'un tout petit berceau un peu tremblant. " (Christian Bobin, "La Lumière du monde").
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 décembre 2016)
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Pour aller plus loin :
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Un arrière-goût d'inachevé.
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Fin de vie, nouvelle donne.
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Vivons heureux en attendant la mort !
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La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".
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