Ou l'on cesse d'être libéral et l'on reste catholique, ou l'on cesse d''être catholique et l'on reste libéral.
Ernest Renan résume ainsi le dilemme dans lequel a été enfermé Lamennais au cours de sa vie. C'est en raccourci l'histoire que raconte Aimé Richardt dans le livre qu'il vient de consacrer à celui qui a voulu, pendant toute son existence, concilier Dieu et liberté et n'y est pas parvenu, ce qui a suscité en lui colère et désespoir.
Félicité de Lamennais, élevé dans le catholicisme, a abandonné ses croyances religieuses à la lecture des philosophes du XVIIIe siècle, qu'il a découverts dans la bibliothèque de son oncle, Robert de Saudrais, qui a accueilli cet indomptable, à La Chesnaie, dans le but de tenter de faire son éducation.
Le frère de Félicité, Jean-Marie, devenu prêtre après des études théologiques, parvient à le convertir à son retour à La Chesnaie en 1804. Le nouveau converti se lance alors dans des études tant théologiques que consacrées à l'histoire récente de l'Église de France. A leur issue il publie une première oeuvre.
Dans les Réflexions sur l'état de l'Église, écrites en 1806 en collaboration avec son frère aîné et publiées en 1808, il recense tous les mouvements anticatholiques et propose un plan de réformes de l'Église pour surmonter les maux dont elle souffre:
- réduire l'isolement du prêtre par l'institution de doyennés ruraux, de communautés presbytérales, de conférences ecclésiastiques
- créer des séminaires où sera dispensé un large et solide enseignement,
- instruire le peuple par la prédication et l'enseignement du catéchisme,
- attirer le peuple par l'éclat du culte extérieur
- grouper les catholiques français en associations nombreuses et puissantes.
Cette première oeuvre est interdite par le pouvoir impérial et n'a pas davantage l'heur de plaire aux gallicans, qui n'apprécient guère que celui qui leur apparaît comme un ultramontain donne des leçons à l'Église de France.
Cette première oeuvre sera suivie de bien d'autres où, catholique et libéral, devenu prêtre, il va se battre notamment:
- pour la liberté de la presse et contre l'arbitraire et le privilège
- pour la liberté de l'enseignement et contre le monopole universitaire
- pour la liberté d'association et contre les vieilles lois anti-monastiques
- pour l'indépendance du clergé et contre le budget des cultes, c'est-à-dire pour la séparation effective de l'Église et de l'État, indispensable à la liberté des consciences (et conforme à l'enseignement du Christ).
Ces positions vont lui valoir l'hostilité:
- des royalistes
- des bourgeois
- des gallicans
- des évêques
- enfin, du pape lui-même.
Après s'être soumis au pape dans un premier temps, persécuté par de nombreux évêques, réduit à la pauvreté, renié par ceux qui le soutenaient il y a peu de temps encore, désapprouvé même par des amis parmi les plus proches, Lamennais va finir par se révolter et, finalement, rompre avec le catholicisme, dont il s'était fait l'ardent défenseur, allant même jusqu'à prédire sa disparition...
Dès lors il ne verra plus de salut que dans le peuple, se faisant en quelque sorte le précurseur de Karl Marx:
- Dans Paroles d'un croyant , paru en 1834, l'antithèse domine: d'un côté les bons (les pauvres), de l'autre les méchants (les riches), ici les victimes, là les bourreaux; en face de la ville de Satan, la cité de Dieu.
- Dans Le livre du peuple, paru en 1837, il dit qu'il faut faire disparaître les deux causes de la destruction de la société dont il est témoin et qui se traduit par l'opulence des uns et la misère des autres: l'égoïsme des classes dominantes et l'ignorance du peuple.
Félicité de Lamennais, au moment de mourir, refusera les sacrements de l'Église. En ce sens, il ne sera plus catholique. Il le sera toutefois dans le sens où, renouant avec la pensée de certains Pères de l'Église des premiers temps, il a une conception relativiste de la propriété privée tel que pouvait l'avoir un saint Ambroise (La terre appartient à tous, non pas seulement aux riches).
(Saint Jean Chrysostome allait encore plus loin: Ne pas partager nos biens avec les pauvres, c'est le leur voler et les priver de vie. Les biens que nous possédons ne sont pas à nous mais à eux.)
Cette conception relativiste de la propriété privée sera celle du pape Paul VI, qui affirme, dans Populorum Progressio (1967) que la propriété privée ne constitue en aucun cas un droit inconditionnel et absolu. En ce sens, sans doute catholique moderne, Lamennais n'est plus libéral et semble donner raison à Renan.
En fait le dilemme de Lamennais, souligné par Renan, n'en est pas un: on peut très bien être catholique et libéral. Encore faut-il se mettre d'accord sur l'acception que l'on donne au mot propriété. A ce sujet la définition du mot, au sens général, que donne son contemporain Frédéric Bastiat est lumineuse et résout l'apparente impossibilité d'être l'un et l'autre à la fois:
J'entends par propriété le droit qu'a le travailleur sur la valeur qu'il a créée par son travail. (Propriété et Loi)
Francis Richard
Lamennais - Le révolté 1782-1854, d'Aimé Richardt Artège (à paraître en janvier 2017)
Livres précédents de l'auteur chez François-Xavier de Guibert:
La vérité sur l'affaire Galilée (2007)
Calvin (2009)
Saint François de Sales et la Contre-Réforme (2013)
Jean Huss, précurseur de Luther (2013)
Bossuet, conscience de l'Eglise de France (2014)
Lacordaire - Le prédicateur, le religieux (2015)