Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #6

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Joyeux Noël à tous !

La vitre du train renvoyait à Rose un reflet étrange auquel elle avait beaucoup de mal à s’habituer. Pour un peu, elle était tentée de se tourner pour vérifier qu’un jeune garçon brun, vêtu bien plus somptueusement que ce qu’elle avait déniché dans le grenier, ne se trouvait pas à la place vacante à ses côtés. En à peine deux heures, Gabriel avait transformé le gamin dépenaillé en valet de chambre d’une grande maison. Du bout des doigts, Rose ne pouvait s’empêcher de caresser le velours soigneux de la veste courte bleu nuit qui recouvrait une chemise à sa taille, immaculée. La jeune fille s’était rapidement habituée à la tenue masculine qui la laissait libre de ses mouvements. En revanche, sa coupe rattrapée par son maître et sa nouvelle couleur de cheveux lui faisait une tête qu’elle qualifia « d’étrange » à défaut de pouvoir trouver un terme adéquat pour définir la queue de cheval ridicule qui domptait ses boucles indisciplinées, tenues en respect par une huile avec laquelle on lui avait tartiné la tête.

Ils étaient partis depuis plusieurs heures maintenant et la nuit commençait à tomber sur la campagne sarthoise. Bercé par les roulis réguliers du train, Gabriel, appuyé à la vitre du compartiment, s’était assoupi. Ses longues jambes tendues devant lui gênaient celles de Rose, gainées dans un pantalon étroit et des bottes. Le compartiment s’était vidé à Chartres. Ils n’étaient plus que tous les deux et l’adolescente commençait à trouver le temps long, d’autant qu’il y avait encore de nombreuses questions en suspens qu’elle n’avait pas eu l’occasion de lui poser tant sa transformation les avait accaparés. Un bref ronflement gonfla les narines de l’immortel. Il était parti pour la laisser s’enfoncer dans un ennui mortel. Ils n’arriveraient à Brest qu’au petit matin ; une des étapes avant de prendre une diligence pour le village perdu au milieu de nulle part. Depuis une heure, elle avait eu tout le loisir de contempler ses traits anguleux et séduisants adoucis par le sommeil, en se faisant la réflexion que c’était la première fois qu’elle le voyait dormir. Difficile de tirer les vers du nez de cet être pas comme les autres quand il s’agissait d’avoir plus de précisions sur ses capacités et caractéristiques. Elle savait qu’il était doué d’une force peu commune qui lui avait permis d’envoyer le vampire qui avait agressé ses parents à travers la salle de l’auberge. Elle avait également remarqué qu’il pouvait être blessé même si les plaies que le monstre lui avait infligées avaient disparu en quelques heures. Mais en dehors  de ce qu’elle avait pu voir de ses yeux, l’immortel restait un mystère et muet comme une tombe à ce sujet.

Un souffle d’impatience fit siffler ses narines lorsqu’un second ronflement emplit le compartiment. Rose observa ce qui l’entourait. Au-dessus de la tête de Gabriel, dans le filet à bagages, le sac de vêtements de rechange qu’il lui avait acheté à la hâte attira son attention. Avec des gestes précis et lents de mime, elle s’extirpa de son siège en tachant de ne pas effleurer les jambes de l’endormi et de ne pas être déséquilibrée par le cahotement du train. Une fois debout, elle étira les bras pour parvenir à se saisir de l’anse du bagage de cuir, niché tellement profondément dans le filet que l’opération s’avéra plus compliquée que prévu. Elle grimpa alors sur le bord du siège en posant le pied à quelques centimètres du haut de la cuisse de l’immortel et parvint à s’emparer de la lanière. Sous elle, Gabriel bougea légèrement dans son sommeil. Elle s’immobilisa, retenant sa respiration le temps qu’il se recale au fond de son siège et reprenne ses ronflements de plus en plus sonores. Une fois tout risque de réveil écarté, elle attira le sac sur le bord du porte-bagage, en équilibre précaire et à moitié dans le vide. Avec les mêmes précautions, elle se hâta de reprendre sa place et patienta sagement.

Son attente ne fut pas longue. Un simple coup de frein suffit pour que le bagage  bascule de son support et n’atterrisse  sur le torse de son protecteur. Ce dernier sorti brutalement de son sommeil, se redressa comme un diable, l’air hagard, mais malgré tout, prêt à en découdre au vu du réflexe qui le fit dégainer une dague dissimulée à ses côtés entre sa cuisse et le mur du compartiment.

— On est secoué comme des pruneaux dans ce train, râla Rose en feignant un réel agacement.

Pleine d’une fausse mansuétude pour le réveil brutal de son maître, l’adolescente s’empara du sac complice tombé au sol et le posa à ses côtés. Gabriel bougonna quelques mots inintelligibles dans sa barbe et rangea son arme. Au grand dam de Rose, il reprit sa position calée contre la paroi, les bras et les jambes croisées, l’arrière de tête appuyée contre le dossier de velours. Le bougre allait replonger de nouveau si elle ne faisait rien.

— Puisque vous êtes réveillé, j’ai une question à vous poser.

Gabriel ouvrit un œil soupçonneux.

— Pas maintenant. Dors !

S’attendant à ce genre de réponse, Rose enchaina malgré tout.

— Pourquoi avez-vous peur de ce prêtre ?

Comme elle l’escomptait, la question piqua l’immortel au vif et le réveilla tout à fait. Rose sourit innocemment. « Ma fille, il n’y a pas meilleur moyen de faire réagir un homme que de taper là où ça fait mal ! » lui avait inlassablement répété sa mère. «  Et ce n’est pas toujours là où l’on croit » précisait-elle parfois. L’amour-propre de Voltz égratigné, elle avait désormais toute son attention.

— Je n’ai pas peur de Varga ! s’insurgea ce dernier. Je crains uniquement pour tes fesses rachitiques !

— Pourquoi ?

Agacé par son insistance, Gabriel jeta un coup d’œil dans le couloir en espérant voir un contrôleur ou, mieux, d’autres voyageurs qu’il s’empresserait d’inviter dans le compartiment pour éviter un interrogatoire auquel il aurait aimé se soustraire. Mais personne ne vint à son secours. Faute d’aide extérieure, il fuit lâchement le regard insistant de sa protégée et se concentra sur le paysage plongé dans le noir sur lequel le reflet du profil de Rose venait s’imprimer.

— Tu en sais déjà beaucoup trop.

— Je crois, moi, au contraire que je n’en sais pas suffisamment parce que sinon je n’aurais pas commis d’impair en répondant aux questions de ce prêtre. Je me serais méfiée. Si vos secrets me mettent en danger, je suis en droit de les connaître puisque de toute manière vous ne pouvez pas faire comme si je ne savais rien à votre sujet. Ma mère disait toujours que savoir les choses à moitié, c’est comme traire une vache et laisser pourrir le lait.

Ses raisonnements étaient toujours aussi tordus, mais force était de constater que Rose venait de marquer un point. Gabriel fronça le nez devant cette évidence et se redressa sur son siège.

— Varga et moi travaillons pour une ancienne Confrérie appelée la Sainte- Vehme. Il n’est qu’un sous-fifre d’une hiérarchie bien plus vaste et il s’assure qu’aucun témoin ne puisse dévoiler ce que nous faisons.

— C’est un prêtre : il ne peut pas s’en prendre à des gens, répliqua naïvement l’adolescente.

— Tu as déjà entendu parler de la Sainte- Inquisition, Rose ?

Elle opina de la tête. Une vive inquiétude la saisit.

— La Sainte-Vehme avait des méthodes plus expéditives et ne s’attardait pas en séances de torture interminables pour juger ses victimes, mais le but qu’elle s’était donné était similaire.

— Pourquoi dites-vous « était » ?

— Elle est censé avoir été dissoute depuis bien longtemps. L’Ordre a vu le jour en Allemagne à la fin du XIIe siècle. Il était chargé de rendre une justice expéditive pour punir les criminels en tous genres, les hérétiques, les traîtres… Il était soutenu par l’Empereur et par l’Église catholique, mais les dérives sont vite devenues incontrôlables et les sentences des Francs-juges qui présidaient ces tribunaux se sont substituées à la justice officielle.  Au début du XVIe siècle, le nombre d’initiés et leurs abus étaient tels que la Confrérie a été dissoute par l’Empereur  Maximillien Ier. Du moins, officiellement. Elle a survécu dans l’ombre grâce au soutien de quelques personnages haut placés de l’Église. Elle a également élargi ses activités dans un domaine plus occulte.

— La chasse aux démons et aux créatures des Enfers ?

— J’ignore s’il existe un Enfer ou un Paradis. Les êtres que je poursuis sont des « Egarés »: des créatures qui ont gardé une part d’humanité, mais touchées par des malédictions par ceux que l’on appelle les « Occultes ».

— Ce sont des victimes dans ce cas ?

— Pas toujours. Certains sont volontaires et paient très cher pour devenir Egarés soit pour assouvir une vengeance soit pour accéder au pouvoir, à l’argent… Bref, pour satisfaire les vices typiquement humains. Mais il est vrai que certains ne sont que des victimes. La Confrérie ne fait pas de distinction. Ces êtres sont une hérésie : ils doivent être détruits.

Rose réfléchit quelques instants à ce qu’elle venait d’entendre.

— Quelque chose te trouble ? s’enquit Gabriel devant les sourcils froncés de la jeune fille.

— Je n’arrive pas à déterminer si cette Confrérie est une bonne chose ou pas et par conséquent si, vous, vous êtes quelqu’un de bien ou pas. Est-ce que l’on peut faire quelque chose de noble comme protéger des gens en travaillant au service d’hommes qui tuent des innocents pour se couvrir ?

Sa soudaine franchise toucha l’immortel. Piqué en plein cœur de son dilemme existentiel, Gabriel baissa la tête et la secoua de dépit.

— Bon de Dieu de gamine, marmonna-t-il. Ils ne m’ont pas vraiment laissé le choix.  Moi aussi, je suis une hérésie. J’ai souvent été témoin de leurs méthodes et je préfère être avec eux que contre eux.

— Les membres appartiennent tous à l’Eglise ?

— Non, comme l’Ordre d’origine, les initiés viennent de différents horizons. Ils sont le plus souvent des personnages haut-placés.

— Et vous là-dedans ? Comment êtes-vous devenu ce que vous êtes ?

— Je n’en sais rien. Tout ce que je sais ce que j’avais une vie normale dont je n’ai que quelques bribes de souvenirs. Une nuit, je me suis réveillé dans une cellule, dans une abbaye bénédictine en plein cœur de l’Italie alors que je n’avais jamais quitté l’Allemagne. À partir de ce jour, j’ai cessé de vieillir, les blessures qui me sont infligées se résorbent et ne me sont pas fatales. En revanche, j’en ressens la douleur et les cicatrices ne disparaissent pas.

Pour prouver ses dires, il écarta ses cheveux qui battaient le col de sa chemise pour montrer les marques laissées par le vampire qui avait eu momentanément le dessus avant que Rose ne le réduise en cendres. Tout cela laissait cette dernière perplexe. Bien qu’elle eût d’autres questions en tête, elle préféra s’abstenir le temps d’encaisser toutes les informations qu’elle venait d’entendre. Elle se risqua toutefois à une dernière :

— Si on vous coupe la tête ou une toute autre partie de votre anatomie, est-ce que ça repousse ?

Encore une que Gabriel n’avait pas vue venir. Il avança le buste et s’accouda à ses genoux pour s’approcher de la jeune fille pas peu fière de sa trouvaille. Elle arborait un sourire malicieux qui ne disparut pas, même quand l’immortel se rapprocha de trop près.

— Et si je te coupais la langue pour que notre mascarade fasse plus vraie ?

Au lieu de se laisser impressionner, l’effrontée imita sa position et ce fut presque nez à nez qu’elle répliqua :

— Si vous aviez vraiment voulu me faire du mal, je ne serais pas là aujourd’hui.

Gabriel lui rendit son sourire espiègle.

« Touché », se retint-il de répliquer.

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Joyeux Noël à tous !

La vitre du train renvoyait à Rose un reflet étrange auquel elle avait beaucoup de mal à s’habituer. Pour un peu, elle était tentée de se tourner pour vérifier qu’un jeune garçon brun, vêtu bien plus somptueusement que ce qu’elle avait déniché dans le grenier, ne se trouvait pas à la place vacante à ses côtés. En à peine deux heures, Gabriel avait transformé le gamin dépenaillé en valet de chambre d’une grande maison. Du bout des doigts, Rose ne pouvait s’empêcher de caresser le velours soigneux de la veste courte bleu nuit qui recouvrait une chemise à sa taille, immaculée. La jeune fille s’était rapidement habituée à la tenue masculine qui la laissait libre de ses mouvements. En revanche, sa coupe rattrapée par son maître et sa nouvelle couleur de cheveux lui faisait une tête qu’elle qualifia « d’étrange » à défaut de pouvoir trouver un terme adéquat pour définir la queue de cheval ridicule qui domptait ses boucles indisciplinées, tenues en respect par une huile avec laquelle on lui avait tartiné la tête.

Ils étaient partis depuis plusieurs heures maintenant et la nuit commençait à tomber sur la campagne sarthoise. Bercé par les roulis réguliers du train, Gabriel, appuyé à la vitre du compartiment, s’était assoupi. Ses longues jambes tendues devant lui gênaient celles de Rose, gainées dans un pantalon étroit et des bottes. Le compartiment s’était vidé à Chartres. Ils n’étaient plus que tous les deux et l’adolescente commençait à trouver le temps long, d’autant qu’il y avait encore de nombreuses questions en suspens qu’elle n’avait pas eu l’occasion de lui poser tant sa transformation les avait accaparés. Un bref ronflement gonfla les narines de l’immortel. Il était parti pour la laisser s’enfoncer dans un ennui mortel. Ils n’arriveraient à Brest qu’au petit matin ; une des étapes avant de prendre une diligence pour le village perdu au milieu de nulle part. Depuis une heure, elle avait eu tout le loisir de contempler ses traits anguleux et séduisants adoucis par le sommeil, en se faisant la réflexion que c’était la première fois qu’elle le voyait dormir. Difficile de tirer les vers du nez de cet être pas comme les autres quand il s’agissait d’avoir plus de précisions sur ses capacités et caractéristiques. Elle savait qu’il était doué d’une force peu commune qui lui avait permis d’envoyer le vampire qui avait agressé ses parents à travers la salle de l’auberge. Elle avait également remarqué qu’il pouvait être blessé même si les plaies que le monstre lui avait infligées avaient disparu en quelques heures. Mais en dehors  de ce qu’elle avait pu voir de ses yeux, l’immortel restait un mystère et muet comme une tombe à ce sujet.

Un souffle d’impatience fit siffler ses narines lorsqu’un second ronflement emplit le compartiment. Rose observa ce qui l’entourait. Au-dessus de la tête de Gabriel, dans le filet à bagages, le sac de vêtements de rechange qu’il lui avait acheté à la hâte attira son attention. Avec des gestes précis et lents de mime, elle s’extirpa de son siège en tachant de ne pas effleurer les jambes de l’endormi et de ne pas être déséquilibrée par le cahotement du train. Une fois debout, elle étira les bras pour parvenir à se saisir de l’anse du bagage de cuir, niché tellement profondément dans le filet que l’opération s’avéra plus compliquée que prévu. Elle grimpa alors sur le bord du siège en posant le pied à quelques centimètres du haut de la cuisse de l’immortel et parvint à s’emparer de la lanière. Sous elle, Gabriel bougea légèrement dans son sommeil. Elle s’immobilisa, retenant sa respiration le temps qu’il se recale au fond de son siège et reprenne ses ronflements de plus en plus sonores. Une fois tout risque de réveil écarté, elle attira le sac sur le bord du porte-bagage, en équilibre précaire et à moitié dans le vide. Avec les mêmes précautions, elle se hâta de reprendre sa place et patienta sagement.

Son attente ne fut pas longue. Un simple coup de frein suffit pour que le bagage  bascule de son support et n’atterrisse  sur le torse de son protecteur. Ce dernier sorti brutalement de son sommeil, se redressa comme un diable, l’air hagard, mais malgré tout, prêt à en découdre au vu du réflexe qui le fit dégainer une dague dissimulée à ses côtés entre sa cuisse et le mur du compartiment.

— On est secoué comme des pruneaux dans ce train, râla Rose en feignant un réel agacement.

Pleine d’une fausse mansuétude pour le réveil brutal de son maître, l’adolescente s’empara du sac complice tombé au sol et le posa à ses côtés. Gabriel bougonna quelques mots inintelligibles dans sa barbe et rangea son arme. Au grand dam de Rose, il reprit sa position calée contre la paroi, les bras et les jambes croisées, l’arrière de tête appuyée contre le dossier de velours. Le bougre allait replonger de nouveau si elle ne faisait rien.

— Puisque vous êtes réveillé, j’ai une question à vous poser.

Gabriel ouvrit un œil soupçonneux.

— Pas maintenant. Dors !

S’attendant à ce genre de réponse, Rose enchaina malgré tout.

— Pourquoi avez-vous peur de ce prêtre ?

Comme elle l’escomptait, la question piqua l’immortel au vif et le réveilla tout à fait. Rose sourit innocemment. « Ma fille, il n’y a pas meilleur moyen de faire réagir un homme que de taper là où ça fait mal ! » lui avait inlassablement répété sa mère. «  Et ce n’est pas toujours là où l’on croit » précisait-elle parfois. L’amour-propre de Voltz égratigné, elle avait désormais toute son attention.

— Je n’ai pas peur de Varga ! s’insurgea ce dernier. Je crains uniquement pour tes fesses rachitiques !

— Pourquoi ?

Agacé par son insistance, Gabriel jeta un coup d’œil dans le couloir en espérant voir un contrôleur ou, mieux, d’autres voyageurs qu’il s’empresserait d’inviter dans le compartiment pour éviter un interrogatoire auquel il aurait aimé se soustraire. Mais personne ne vint à son secours. Faute d’aide extérieure, il fuit lâchement le regard insistant de sa protégée et se concentra sur le paysage plongé dans le noir sur lequel le reflet du profil de Rose venait s’imprimer.

— Tu en sais déjà beaucoup trop.

— Je crois, moi, au contraire que je n’en sais pas suffisamment parce que sinon je n’aurais pas commis d’impair en répondant aux questions de ce prêtre. Je me serais méfiée. Si vos secrets me mettent en danger, je suis en droit de les connaître puisque de toute manière vous ne pouvez pas faire comme si je ne savais rien à votre sujet. Ma mère disait toujours que savoir les choses à moitié, c’est comme traire une vache et laisser pourrir le lait.

Ses raisonnements étaient toujours aussi tordus, mais force était de constater que Rose venait de marquer un point. Gabriel fronça le nez devant cette évidence et se redressa sur son siège.

— Varga et moi travaillons pour une ancienne Confrérie appelée la Sainte- Vehme. Il n’est qu’un sous-fifre d’une hiérarchie bien plus vaste et il s’assure qu’aucun témoin ne puisse dévoiler ce que nous faisons.

— C’est un prêtre : il ne peut pas s’en prendre à des gens, répliqua naïvement l’adolescente.

— Tu as déjà entendu parler de la Sainte- Inquisition, Rose ?

Elle opina de la tête. Une vive inquiétude la saisit.

— La Sainte-Vehme avait des méthodes plus expéditives et ne s’attardait pas en séances de torture interminables pour juger ses victimes, mais le but qu’elle s’était donné était similaire.

— Pourquoi dites-vous « était » ?

— Elle est censé avoir été dissoute depuis bien longtemps. L’Ordre a vu le jour en Allemagne à la fin du XIIe siècle. Il était chargé de rendre une justice expéditive pour punir les criminels en tous genres, les hérétiques, les traîtres… Il était soutenu par l’Empereur et par l’Église catholique, mais les dérives sont vite devenues incontrôlables et les sentences des Francs-juges qui présidaient ces tribunaux se sont substituées à la justice officielle.  Au début du XVIe siècle, le nombre d’initiés et leurs abus étaient tels que la Confrérie a été dissoute par l’Empereur  Maximillien Ier. Du moins, officiellement. Elle a survécu dans l’ombre grâce au soutien de quelques personnages haut placés de l’Église. Elle a également élargi ses activités dans un domaine plus occulte.

— La chasse aux démons et aux créatures des Enfers ?

— J’ignore s’il existe un Enfer ou un Paradis. Les êtres que je poursuis sont des « Egarés »: des créatures qui ont gardé une part d’humanité, mais touchées par des malédictions par ceux que l’on appelle les « Occultes ».

— Ce sont des victimes dans ce cas ?

— Pas toujours. Certains sont volontaires et paient très cher pour devenir Egarés soit pour assouvir une vengeance soit pour accéder au pouvoir, à l’argent… Bref, pour satisfaire les vices typiquement humains. Mais il est vrai que certains ne sont que des victimes. La Confrérie ne fait pas de distinction. Ces êtres sont une hérésie : ils doivent être détruits.

Rose réfléchit quelques instants à ce qu’elle venait d’entendre.

— Quelque chose te trouble ? s’enquit Gabriel devant les sourcils froncés de la jeune fille.

— Je n’arrive pas à déterminer si cette Confrérie est une bonne chose ou pas et par conséquent si, vous, vous êtes quelqu’un de bien ou pas. Est-ce que l’on peut faire quelque chose de noble comme protéger des gens en travaillant au service d’hommes qui tuent des innocents pour se couvrir ?

Sa soudaine franchise toucha l’immortel. Piqué en plein cœur de son dilemme existentiel, Gabriel baissa la tête et la secoua de dépit.

— Bon de Dieu de gamine, marmonna-t-il. Ils ne m’ont pas vraiment laissé le choix.  Moi aussi, je suis une hérésie. J’ai souvent été témoin de leurs méthodes et je préfère être avec eux que contre eux.

— Les membres appartiennent tous à l’Eglise ?

— Non, comme l’Ordre d’origine, les initiés viennent de différents horizons. Ils sont le plus souvent des personnages haut-placés.

— Et vous là-dedans ? Comment êtes-vous devenu ce que vous êtes ?

— Je n’en sais rien. Tout ce que je sais ce que j’avais une vie normale dont je n’ai que quelques bribes de souvenirs. Une nuit, je me suis réveillé dans une cellule, dans une abbaye bénédictine en plein cœur de l’Italie alors que je n’avais jamais quitté l’Allemagne. À partir de ce jour, j’ai cessé de vieillir, les blessures qui me sont infligées se résorbent et ne me sont pas fatales. En revanche, j’en ressens la douleur et les cicatrices ne disparaissent pas.

Pour prouver ses dires, il écarta ses cheveux qui battaient le col de sa chemise pour montrer les marques laissées par le vampire qui avait eu momentanément le dessus avant que Rose ne le réduise en cendres. Tout cela laissait cette dernière perplexe. Bien qu’elle eût d’autres questions en tête, elle préféra s’abstenir le temps d’encaisser toutes les informations qu’elle venait d’entendre. Elle se risqua toutefois à une dernière :

— Si on vous coupe la tête ou une toute autre partie de votre anatomie, est-ce que ça repousse ?

Encore une que Gabriel n’avait pas vue venir. Il avança le buste et s’accouda à ses genoux pour s’approcher de la jeune fille pas peu fière de sa trouvaille. Elle arborait un sourire malicieux qui ne disparut pas, même quand l’immortel se rapprocha de trop près.

— Et si je te coupais la langue pour que notre mascarade fasse plus vraie ?

Au lieu de se laisser impressionner, l’effrontée imita sa position et ce fut presque nez à nez qu’elle répliqua :

— Si vous aviez vraiment voulu me faire du mal, je ne serais pas là aujourd’hui.

Gabriel lui rendit son sourire espiègle.

« Touché », se retint-il de répliquer.