Exemple d’une harmonie familiale vouée à disparaître au cours de la partie de Monopoly. Comme dit l’autre, « c’est le jeu, ma pauvre Lucette ».
C’est les fêtes, c’est Noël, c’est les longues soirées au coin de la cheminée à s’empiffrer de chocolat, c’est le temps de la famille, des films avec Whoopi Goldberg qu’on a déjà vu 50 000 fois mais c’est pas grave puisqu’ils passent à la télé, des cadeaux sous l’arbre, d’essayer de ne pas penser trop fort que Tonton Jacques a l’air d’un pédophile déguisé en père Noël – c’est aussi, l’air de rien, la saison des jeux des société, quand on est trop nombreux pour se mettre d’accord sur le programme du soir. Au premier rang de ces jeux de société ? Le Monopoly.
Edition Montcuq, édition gay, édition Disney, édition équipe de France de Football, édition Harry Potter (oui oui, je vous jure, mais va falloir y mettre de l’huile de coude par contre) – il y en a pour tous les goûts. Diantre, essayez de trouver quelqu’un qui ne sait pas jouer au Monopoly dans votre entourage, vous en chierez probablement un peu – et si on met de côté les éternels débats sur l’utilité exacte de la case « parking gratuit » (spoiler: à rien, elle ne sert strictement à rien, sinon à faire un break), y’a moyen que ça convienne à petits et grands. Le Monopoly, c’est la garantie de 30 minutes de bon temps puis d’une bonne heure et demi où ça va se foutre sur la gueule parce qu’on a ruiné pépé, la grande soeur et le petit cousin et qu’ils le vivent mal, puis d’une partie jamais achevée parce que ça devient vite sacrément long. Bien plus qu’un jeu, c’est une légende, qui dans les rayons de votre magasin préféré lève probablement un sourcil sarcastique face aux Jungle Speeds qui tentent de le détrôner – un jeu qui siège au sommet aux côtés des Cluedo, des 1000 bornes et des autres grands de ce monde. Rien de surprenant. C’est quand même super fun, de faire la banque.
Sauf que le Monopoly, bah, on se trompe sur son sens profond et son message depuis notre plus tendre enfance: loin d’encenser les merveilles du monopole et de l’acquisition sauvage de fortune sous rire diabolique quand votre père atterrit tout droit sur *votre* rue de la Paix, c’est un jeu voué à vous apprendre que le capitalisme, des fois, c’est mal.
Oui oui.
Avant Parker Brothers et Hasbro, il y avait The Landlord’s Game, le « jeu du propriétaire foncier » – la création d’une certaine Elizabeth J. Magie Phillips, Lizzie pour les intimes, en 1902-1903 (grosso-merdo, mais elle a déposé le brevet en 1903 et l’a obtenu en 1904). Sous ce nom nettement moins sexy se cachait l’embryon du jeu que nous connaissons et aimons plus ou moins tous – 40 cases, ce parking gratuit que personne n’a jamais pigé, la prison, des trucs à acheter, beaucoup, des trucs à payer, surtout. Son but, eh bien, est éducatif. Par le jeu, Lizzie, consciente que l’économie c’est pas toujours très jouasse quand on vous la balance à froid, entendait apprendre aux gens les principes économiques énoncés par Henry George: notamment que les rentes enrichissent les propriétaires fonciers mais ruinent les locataires. Henry George, économiste américain du XIXe, avait passé le plus clair de sa vie à s’offusquer des inégalités sociales et des crises qui semblent se multiplier avec le « progrès », y voyant, très clairement, des injustices. Le but du Landlord’s Game? Apprendre toute la portée de ces injustices là par l’expérience inévitable de l’échec – et envisager des façons de s’y opposer. Révolution. Tout ça tout ça.
Seule différence: ça faisait moins jouasse sous le sapin de Noël, et ça avait même un petit côté déprimant à en faire pleurer Marie-Gertrude, huit ans, qui « voulait juste un petit poney ».
Bon, de base, ça partait pas très bien. En 1906, Lizzie forme avec des potes Georgistes, c’est-à-dire qui se réclament de la doctrine économique de Henry George, une société – Economic Game Company, parce qu’ils avaient l’art des noms ultra-sexy et ultra-vendeurs (ironie) – pour auto-publier le jeu. En 1909, elle approche Parker Brothers dans l’espoir de leur refourguer l’affaire au lieu de se démerder tout seuls, mais ils rejettent le projet, le jugeant « trop compliqué » et préférant se contenter de l’autre jeu qu’elle leur propose en même temps. C’est petit à petit que l’idée finira par s’imposer: d’abord en 1913 en Angleterre par la société Newbie Game Company et sous le nom « Brer Fox an’ Brer Rabbit » (ça sera un flop, mais tout de même). Tout en continuant à publier le jeu sous la Economic Game Company, elle renouvellera le brevet en 1924 en y ajoutant d’autres trucs qu’on connaît aujourd’hui, comme des noms de rue. Lentement, mais sûrement, le concept du jeu finit par voyager, créant quelques émules et s’affinant avec des versions locales, des règles transmises par le bouche à oreille – jusqu’à arriver, justement, à celle de Charles Darrow, le créateur « mythique » du Monopoly, qui en vrai ajusta juste deux ou trois détails, vendit le concept à Parker Brothers en 1935, et devint le premier « créateur » de jeu millionnaire de l’histoire. Lizzie, bonne âme, vendit son brevet à Parker Brothers l’année suivante, pour 500USD, en disant qu’elle préférait que le jeu (et son message) soit largement diffusé plutôt que s’engager dans une bataille juridique pour en garder la maternité – parce que Parker Brothers s’acharnait à racheter tous les brevets pour ne pas qu’on découvre que le grand créateur qui leur rapportait des fortunes n’avait, eh bien, pas créé grand chose en fait. Ô, ironie. Il fallut un épisode de la série de PBS History Detectives en 2004 pour rétablir un petit peu de vérité dans cette histoire.
Charles Darrow – mec pas très fiable. Mais riche. Ou juste riche parce que pas très fiable.
C’est à partir de cette petite magouille qu’on commença à perdre le vrai concept du Monopoly. La portée éducative voulue par Lizzie avait jusque là été une réussite: au point où Scott Nearing, un professeur de finances de l’Université de Pennsylvanie, utilisait le jeu comme un outil en cours, encourageant les élèves à fabriquer leurs propres exemplaires avant de leur apprendre les règles. Il existait, aussi, deux façons d’y jouer: celle que l’on connaît, et qui s’appuie effectivement sur l’idée de monopole, mais aussi une autre à essayer, qui récompense tous les joueurs à chaque production d’argent pour encourager l’entraide – dans la visée de voir quel modèle est préférable, et le second se référant à l’idée de « General landlord » de Henry George. Tout cela fut effacé par la version que nous connaissons actuellement, et par la lente diffusion du jeu par le bouche à oreille – même si, aux vues des ressemblances, c’est probablement encore jouable comme ça. Ironie du sort? En 1973, le professeur Ralph Anspach de l’Université de San Francisco créa un jeu militant, l’Anti-Monopoly, en réponse à la « promotion » de la notion de monopole par le jeu de Parker Brothers – sans se rendre compte que le tout premier Monopoly était très largement en accord avec ses idées. Sous la houlette du Rich Uncle Pennybags, Mr. Monopoly pour les intimes, créé par Dan Fox et potentiellement inspiré par le financier Otto Hermann Kahn ou le businessman J.P. Morgan, on oublia un peu que le but du Monopoly était moins de gagner en écrasant les autres que de perdre et de réfléchir.
Et puis ça avait un côté rétro sympa quand même, une fois tout coloré comme il faut.
Et maintenant, vous avez un bon moyen pour frimer devant votre famille tout en volant quelques centaines d’euros à la banque en scred.
Bibliographie
- Saluons bien bas la fabuleuse vidéo de PBS Game/show sur Youtube, aka « The Hidden Genius of Monopoly’s Rules », sans laquelle je n’aurais jamais, bah, appris tout ça. Ca dure 10 minutes, c’est super-cool, c’est en anglais, et ça se déguste sans faim.
- La vidéo se fonde largement sur un article de Harper’s Magazine qui peut être lu par là!