Magazine Histoire
LE MONDE du 18.06.2005
Parmi les documents du PCF remis aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, figurent onze dossiers de la commission centrale de contrôle politique (CCCP), l'instance chargée d'examiner les demandes de sanctions internes. Ils ont été déclassifiés après que, en 1998, les sanctions contre les "coupables"ont été déclarées "nulles et non avenues" .
La plupart de ces "affaires" portent sur les relations du PCF avec ses intellectuels en conflit avec la ligne. La plus fameuse reste l'exclusion, le 9 juin 1970, de Roger Garaudy, longtemps membre du bureau politique, directeur du Centre d'études et de recherches marxistes (CERM) et considéré un temps comme le penseur quasi officiel du communisme français. Le silence réprobateur qui accueille son ultime intervention filmée , au XIXe congrès, en février 1970, à l'issue duquel il est définitivement rejeté par sa cellule, est resté dans les mémoires.
A l'époque, le départ de Garaudy est apparu comme le symbole de la désaffection de quelques intellectuels mécontents de l'attitude du parti en mai 1968, tels les historiens Madeleine Rebérioux et Jean-Pierre Vernant. L'écrasement du "printemps de Prague" est également un élément important du contexte. Le "cas Garaudy" va être pris en charge au plus haut niveau par Gaston Plissonnier (1913-1995), numéro deux du parti et proche des Soviétiques. Mais Roland Leroy, qui, à l'époque, s'occupe de la fameuse section "intellectuels et culture" (SIC) dont les fonds déposés à Bobigny ne remontent qu'à 1960 , mettra, lui aussi, la main à la pâte. Les documents montrent comment, même en période de dégel, les instances dirigeantes fabriquent un "hérétique" en recherchant le moindre symptôme de révisionnisme. Dans les cinq cartons qui ont été ouverts au Monde et à la sociologue politique Frédérique Matonti, auteure d'Intellectuels communistes (La Découverte), c'est un véritable dossier d'instruction à charge que l'on trouve : faits et gestes du militant incriminé y sont méticuleusement pesés à partir de ses manuscrits, de correspondances privées qui, on ne sait comment, sont arrivées entre les mains de la CCCP , d'interventions extérieures du "camarade" , d'échos de discussions dans les cellules, etc. On accuse Roger Garaudy de se produire dans des associations culturelles "bourgeoises" , de tisser des réseaux avec les "moutons noirs" du mouvement communiste international, comme les Italiens ou les Yougoslaves. Dans ce parti, obsédé par la peur du "fractionnisme" , un entretien donné en 1967 à la revue Communist par cet intellectuel de plus en plus critique et à qui l'on reproche de voyager un peu trop arrive traduit sur la table de la CCCP. Un secrétaire fédéral transmet même au parti, dont les relations avec la franc-maçonnerie sont des plus problématiques, le texte d'une conférence sur "marxisme et christianisme" prononcé par M. Garaudy devant une loge du Grand Orient ! On engrange soigneusement aussi les lettres de soutien à M. Garaudy, comme celle de l'historien Yves Benot (1920-2005). C'est un autre membre du comité central qui rapporte, article du Monde à l'appui, une rencontre du "prévenu" avec Edgar Faure. Figurent aussi, parmi les "pièces à conviction" , des documents du début des années 1960 où l'on reproche à M. Garaudy sa défense de l'historien Maurice Bouvier-Ajam, successivement théoricien des corporations de Vichy puis auteur d'un livre (en 1963) sur les classes sociales en France, préfacé par Maurice Thorez. La suspicion à l'encontre de Roger Garaudy, à propos duquel Maurice Thorez aurait, peu avant sa mort, en 1964, exprimé quelques doutes, remonte, comme le confirment les documents, au début des années 1960, et bien avant 1968. Ainsi, si le parti s'intéresse à l'"antihumanisme théorique" de Louis Althusser et tente d'élargir ses relations aux intellectuels, c'est en partie pour faire pièce à l'"humanisme" prôné par un Roger Garaudy de plus en plus proche des croyants. Bref, conclut Roland Leroy dans une note au bureau politique, dès le début de 1970 "son exclusion est inscrite dans les faits (...), la question est quand ?" .
Nicolas Weill
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