L’étoile noire – Paul-Émile Borduas, Musée des Beaux-Arts de Montréal
Vendredi 12 mai, 9 heures tapantes. Une voiture freine devant mon château minuscule : tricot rayé rouge et blanc, lunettes soleil griffées, œil de lynx et crinière fauve, tout y est, c’est bien elle, mon amie J. Émane toujours de son sillage l’équivalent du courant électrique généré par la Baie James. Elle me conduit à l’hôpital, mon nouveau lieu de culte, ma plaie lymphatique s’avérant encore trop sensible pour la conduite manuelle de ma sous-compacte.
Cette semaine, la Docteure B présentait mon dossier lors d’une réunion d’équipe, composée de 7 chirurgiens et de 7 oncologues. Au menu figuraient (notamment) mes résultats de labo et mon plan de traitement; ma vie, somme toute.
9 heures trente. L’hôpital se tourne doucement vers le versant diurne de ses activités. Quelques patients petit-déjeûnent au café. Odeurs de pain grillé. Irrésistible pour moi. Après un coup d’œil à la montre, nous joignons la file d’attente pour un toast-café impromptu.
Ce jour en est un de rouge à lèvres cerise. Sur son sarrau, la docteure B a repiqué le ruban rose à l’endroit, dont la boucle me fait un petit signe : viens-tu te balancer à l’abri de tout çà? Je feins l’indifférence et prends plutôt le taureau par les cornes.
«Alors docteure, que pensent vos collègues à mon sujet?» demande Future Patiente en prenant place dans l’exigu bureau vert pâle.
Coup de théâtre : «Dans votre situation, sur les quatorze membres de l’équipe, sept spécialistes favorisent la chimiothérapie, tandis que les sept autres estiment vos risques de récidive insuffisants pour compromettre votre qualité de vie avec un tel traitement.»
J’écarquille les yeux. Z’auraient pas pu simuler un minimum de consensus?
Hélas, ma propre vie professionnelle m’a trop bien enseigné ces incontournables divergences d’opinion, disparités de points de vue, angles d’approche, écoles de pensée et autres multi-facetteries analytiques pour que je puisse méconnaître la profondeur abyssale des zones grises! Que de fois j’en ai moi-même vanté les mérites, arguant que la matière à discussion n’en était que plus riche dans sa complexité…
Oui, mais là, ici, maintenant, c’est de mon propre dossier qu’il est question, c’est ma vie qui se joue sous ces chiffres et ces symboles sybillins! Soudain, je n’en ai plus rien à cirer de l’incertitude déguisée en divergence d’opinions.
Un abîme s’ouvre à mes pieds. Happée par le vertige, j’y tombe tête première. Dans ma chute j’entrevois des spectres, des silhouettes décharnées, une sorcière me jetant un sort de Nausées perpétuelles, mes cheveux tombant avec des lambeaux de cuir chevelu sanguinolents, et des murs s’approchant de moi.
Quence, quence, résonne l’écho. Puis s’arrête ma chute. Je suis au fond d’une mine, à 600 mètres sous terre, en Abitibi. Mon casque est lourd et la combinaison gris-vert trop grande que j’ai revêtue m’encombre et m’empêche de bouger. Comble de guigne, la lampe frontale arrimée à mon casque s’éteint et je suis plongée dans le noir. Le camion vert empestant le diesel, appelé grenouille dans le milieu, et qui doit venir à ma rescousse, n’arrive pas. J’entends au loin les walkies-talkies des mineurs mais mes appels à leur intention sont muets. Comme si mon cri rentrait au fond de moi au lieu d’éclore. J’entends soudain la voix de J. Sa question à la docteure B me fait brusquement rebasculer dans le petit bureau vert pâle. Je m’étonne de me retrouver là, assise bien droite sur le bout de la chaise, jambes croisées, triturant dans mes mains un papier chiffonné. Je déplie lentement ma liste de questions. tombées en désuétude. Le sujet de l’heure : chimio ou pas? Oui, je sais, en cette matière, la bonne réponse est perpétuellement à conquérir plutôt qu’inéluctable.
Au cœur de cette cible mouvante, mon espérance de vie. Je me tiens là, dans un petit bureau sans fenêtre, avec mon espérance de vie assise sur mes genoux, qui gigote et se tortille pour m’échapper. Chimio ou pas? Lorsque je sollicite son propre avis, une brève pause précède la réponse de la docteure B. Son regard est chargé du poids d’années d’expérience à trancher de tels dilemmes, à énumérer des pours et des contres, à soupeser à la fois des statistiques et des mois de souffrances appréhendées, vécues ou évitées, tout en visant un ultime et double objet : survie et qualité de vie.
«Vous vous situez vraiment à la frontière entre les situations où la chimiothérapie s’impose d’emblée et celles où il est raisonnable de s’en exempter. Il s’agit d’une véritable zone grise. Cela comporte des avantages et des inconvénients, dont celui de vous laisser le choix au bout du compte.»
Avantage ou inconvénient? Les deux, ma foi. Aurais-je véritablement préféré entendre que la chimio est impérative compte tenu de mon très mauvais pronostic? Évidemment non. Suis-je réjouie de pouvoir trancher entre chimio ou pas, quand les outils d’aide à la décision disponibles se résument aux avis contradictoires d’éminents spécialistes partagés à 50 % ?
Et ma propre perception des données, ô combien peu éclairée, trancherait à elle seule un enjeu si crucial, du moins pour ma modeste personne?
Docteure B ayant pris l’habitude de lire dans mes pensées, elle tend une perche salvatrice vers le gouffre où je m’en retournais.
Je crois que vous pourriez privilégier la qualité de vie dans l’état actuel des choses…
Cependant, il importe que vous y réfléchissiez bien, afin de ne pas éprouver de regrets quelque soit votre choix. Sachez aussi que parmi les 7 spécialistes ne favorisant pas la chimiothérapie dans votre cas, se trouvaient aussi des oncologues, dont c’est l’instrument de prédilection.
Mon amie J formule alors quelques questions additionnelles. J’observe distraitement le rouge à lèvres cerise formuler des réponses que je n’entends pas.
À ce moment précis, dans un coin de ma tête, s’agite une toute petite luciole, dégageant une chétive lumière. Son rayon, si faible soit-il, éclaire momentanément la noirceur dans laquelle je me noie. Je prends alors, mentalement, la décision de ne pas faire de chimiothérapie.
Lorsque j’annonce ma décision à voix haute, docteure B hoche la tête.
«Vous n’avez pas à décider tout de suite. Vous devez d’abord rencontrer un oncologue de l’équipe, qui vous transmettra les informations relatives aux traitements de chimiothérapie disponibles, ainsi que son avis. Réfléchissez-y. Après cette rencontre, nous établirons le plan de traitement en fonction de votre décision finale.»
Après un signe de tête d’assentiment de la plus mauvaise foi qui soit, je reprends, illico et mentalement, la décision de ne pas faire de chimiothérapie.
Hé hé! On ne s’appelle pas princesse rebelle pour rien.
Chantal Bourgeois, Carnet Urbain, 2006.
Ce contenu a été publié dans Le Récit épique et burlesque de ma traversée du cancer par Rédaction Johanne Labbé, et marqué avec Cancer du sein. Mettez-le en favori avec son