Si dans l’art ancien, Déesse Thémis est représentée tenant une balance avec laquelle elle pèse les arguments des parties adverses, les ornements, qui lui ont été rajoutés au fil des siècles, sont là pour frapper les esprits de l'image abstraite d’une Justice impartiale et équitable qui serait la même pour tous. Comme chacun sait : « Les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n'ont rien » (Jean-Jacques Rousseau). C’était vrai il y n’a pas si longtemps, force est de constater que de ce côté-là, rien n’a changé. Si bien que ces mêmes symboles sensés nous rassurer en ce millénaire où les mots démocratie et droits de l’homme sont sur toutes les lèvres en dépit du fait qu’ils sont l’un et l’autre bafoués chaque jour, finissent par nous terroriser à l’idée d’avoir un jour à faire connaissance avec Mère Justice que nous assimilons davantage au Père Fouettard se trouvant à la tête d’une mécanique judiciaire totalement détraquée.
Jean-Robert Tronchin Procureur général de la République de Genève entre 1760 et 1767 ouvrait son discours sur la Justice ainsi : « L'Univers est gouverné par des Lois simples et invariables comme celui qui les a faites. Les Sociétés (civiles) fondées par les Législateurs, c'est-à-dire des hommes grands par comparaison, mais toujours extrêmement bornés, se détruisent souvent par les règles mêmes établies pour les conserver. Quand ces Législateurs auraient pu embrasser, d'une vue générale, les institutions les plus assorties au génie et à la satisfaction de leurs Peuples, comment auraient-ils pu prévoir une succession d'événements qui, changeant la fortune des États, ont rendu leurs Lois primitives souvent impuissantes et quelquefois dangereuses ? Cependant, si on examine les causes qui ont fait disparaître tant de Républiques que nous cherchons encore, on trouvera qu'elles ont moins péri par le défaut de sagesse de leurs lois que par le défaut de leur observation… »
Il convient alors de se poser la question suivante : pourquoi ne parvenons-nous pas à cette Justice idéale, idéalisée ? Est-ce en raison du mot qui, à lui tout seul, revêt une quantité de sens selon le contexte dans lequel il est employé ? Du distinguo qu’il nous faut faire entre l’idée de Justice et l’institution judiciaire ? Ou bien parce que l’homme n’est pas en quête de justice au nom de celle-ci, mais pour les avantages qu’elle procure : l’assurance de faire payer celui qui nous a lésé, la tranquillité, l’ordre social. Mais sitôt qu’il peut désobéir impunément à la loi, qu’il trouve un intérêt personnel et qu’il peut échapper aux sanctions, il le fera. C’est ainsi qu’une décision qui gêne les intérêts personnels est trouvée injuste tandis que celle qui va dans le sens de ces mêmes intérêts sera vécue comme juste.
Une histoire indienne raconte que deux hommes se disputaient la possession d’un tableau, chacun d’eux revendiquant le droit à la propriété. Ils furent amenés devant le roi à qui l’on demanda de trancher le différend. Le roi écouta la défense du premier, Mr X. Celui-ci expliqua que ce tableau lui appartenait mais qu’on le lui avait dérobé. Le second, Mr Y, raconta qu’il avait acheté ce tableau au marché et l’avait payé très cher, arguant que son adversaire ne pouvait pas prouver qu’il avait été en sa possession auparavant. Le roi demanda alors que l’on apporte une scie pour découper le tableau. Devant eux le roi fit le geste de se mettre à découper le tableau en deux. Mr Y ne voulait pas céder et préférait voir détruire le tableau, aussi il ne dit rien. Mais Mr X s’écria, « non, ne le détruisez pas, ce serait dramatique, c’est une très belle œuvre, je préfère qu’elle soit entre les mains de cet homme ». Le roi se tourna vers Mr Y et lui dit qu’il n’avait pas fait preuve d’un sens de la conciliation morale, qu’il s’était juste borné à défendre son intérêt. Puis il se tourna vers Mr X et lui dit : « puisque tu étais prêt à te séparer du tableau pour le préserver, tu es celui qui mérite de le garder », et le roi lui donna le tableau.
Si la justice est parfois représentée avec un bandeau sur les yeux, cela sous-entend qu'elle ne doit pas voir les justiciables, mais cette idée la rend mécanique, aussi mécanique que le symbole de la balance qu'elle tient en main. L'équité, au contraire, c’est l’image d’une Thémis qui pose sa balance et soulève son bandeau pour regarder les personnes auxquelles s'adressent les règles du droit afin de savoir s’il faut ou non abattre son glaive.
Un juriste nommé J. E. Pontalis dit : « Quand la loi est claire il faut la suivre; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l'on manque de lois, il faut consulter l'usage ou l'équité. L'équité est le retour à la loi naturelle dans le silence, l'opposition ou l'obscurité des lois positives.»
Il s'agit donc de compléter le droit, de parer à ses lacunes ; concrètement, il s’agit de mettre en accord les exigences de la conscience morale et les exigences présentes dans le droit. Il incombe au juge, quand la règle de droit n'évolue pas, de la contourner suivant le principe de l'équité. Il s'agit donc d'humaniser le droit. L'équité est, suivant un principe d'Aristote, la justice tempérée par l'amour.
Tandis que l’Etat nous explique qu’il ne peut rien dans les domaines économiques et sociaux en raison de la mondialisation, le voici en train de rivaliser d’imagination pour légiférer, entendez par-là rafistoler année après année les dérapages malheureux d’une Justice dont « Les balances () trébuchent; et pourtant l'on dit raide comme la justice. La justice serait-elle ivre ?» (Alfred Jarry). Non pas pour améliorer le système judiciaire mais pour l’accommoder à la sauce émotion, nappée de peur dans lequel l’Etat, faisant sa tambouille, mélange insécurité, trie les bons des mauvais français, instrumentalise les faits divers étalés en première page des journaux ou des procès d’état tandis que résonne à l’oreille de certain la voix de Charles Maurras : « Qu’importe qu’il (Dreyfus) soit coupable ou innocent. L’intérêt de la Nation commande qu’il soit condamné. »
Aussi lorsque quelqu’un s’interrogera sur la signification d’une « justice représentée les yeux bandés », il lui suffira de repenser à la déclaration du Prix Nobel de littérature José Saramago à propos de la défense de José Rainha, porte parole du Mouvement des Sans terre au Brésil : « … () on suppose que si la malheureuse est ainsi, c’est pour que nous ne puissions nous apercevoir qu’on lui a arraché les yeux…»