"Il était une fois" : c'est par cette formule que commencent les histoires que l'on raconte aux enfants, qu'elles soient réelles ou surnaturelles, imaginées ou vécues. C'est cet archétype que j'ai cru bon d'utiliser pour introduire un article résumant un incontournable de l'histoire des mentalités : "L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime" de Philippe Ariès. Car les enfants aussi ont une histoire, aussi bien en tant que classe d'âge, qu'âge de la vie, par leur rôle social et le sentiment qu'on leur accorde.
Les âges de la vie
Si l'âge est aujourd'hui une donnée incontournable de l'identité et de l'existence civile et légale de chaque individu, il n'en a pas toujours été ainsi. Ce fait est directement lié à la société contemporaine dans laquelle nous vivons, technicienne et bureaucratique en comparaison des sociétés passées et traditionnelles. Le Moyen Age et les Temps Modernes ne lui accordaient pas autant d'importance : il n'était pas rare de ne pas connaître son âge précis malgré les registres paroissiaux. Mais l'ignorance n'en est pas la seule cause : la préoccupation de la société était probablement aussi fautive.
Pour autant, la notion d'âge n'était pas complètement étrangère à ces sociétés. Mais à un âge chiffré l'on préférait les âges comme étapes de la vie, comme archétype, comme représentations plus ou moins caricaturales de la réalité. Aussi étaient-elles bien floues et variables. Ces considérations sur les âges apparaissent souvent dans les traités pseudo-scientifiques, compilant des idées remontant parfois à l'antiquité greco-romaine, tout en les confrontant aux mentalités de l'époque. Mais ces âges sont relativement variables. Selon certains il y en aurait 6 (enfance, pueritia, adolescence, jeunesse, senecté, vieillesse), pour d'autres 12, pour d'autres encore 4, selon la correspondance choisie (avec la zodiaque, avec les tempéraments...). Mais pour instables qu'elles soient, ces classifications ont du sens à l'époque. Elles sont très souvent l'objet de représentations picturales ou artistiques qui associent chaque période de la vie à des figures humaines, leurs objets, leurs ambiances, voire des fonctions sociales qui dépassent les simples considérations biologiques. C'est le cas dans le palais des Doges de Venise, sur certains chapiteaux. Ces âges sont donc des archétypes et revêtent plus le rôle de repères mentaux qu'autre chose.
-Une représentation de la vieillesse : la barbe et le livre d'études sont les attributs de cet âge alors que bien sûr les jeunes juristes existaient. Chapiteaux du palais des Doges de Venise.-
Dans le vocabulaire aussi, la classification est hésitante. En effet, on reconnaît au début de l'époque moderne que le français dispose de moins de mots que le latin pour désigner les âges de la vie. Cela amène notamment à confondre enfance et adolescence pendant longtemps. Le mot "enfant" a recouvert des âges qui sont actuellement clairement identifié : petite enfance, enfance, adolescence, jeunesse... Son usage mit un certain temps à se fixe sur notre propre définition, du XVIIème siècle à nos jours. L'ambiguïté sur le mot "enfant" concerne non seulement les autres langues mais également d'autres termes comme "jeunesse".
L'apparition du "sentiment de l'enfance"
Si l'enfance a toujours existé et a toujours été perçue, elle n'a pas toujours été l'objet de toutes les attentions et le sujet d'un sentiment particulier comme c'est le cas actuellement. Très courte avant la fin du Moyen Age et l'Ancien Régime, elle n'avait pas sa vocation de construction de l'identité et de la personnalité comme aujourd'hui. Mais l'art de la fin du Moyen Age témoigne d'un début d'évolution de la perception de l'enfance, signifiant les prémices de la construction d'un "sentiment de l'enfance". L'approfondissement de la christianisation n'y est pas étrangère : le soucis de l'âme amène à s'intéresser à tous les individus qui en sont doté, et en particulier les enfants, mais également les animaux. De plus, les représentations de l'enfant se multiplient avec la Sainte Famille et l'Enfant Jésus. A cette époque, le changement n'est pas négligeable : alors qu'auparavant, les enfants étaient très souvent représentés comme des adultes de petite taille, ils sont désormais majoritairement représentés comme ils apparaissent vraiment : potelés, ronds, juvéniles,... Ces transformations sont observables par la représentation d'enfants selon trois modèles : l'ange, l'enfant nu et l'enfant Jésus. Ceux-ci se diversifient ensuite avec les débuts de la Renaissance : portraits et putti.
L'apparition du "sentiment de l'enfance" a alors concerné de nombreux domaines, construisant une images de plus en plus complète et importante de l'enfant : vêtements, jeux et cérémonies,.. La visibilité des enfants s'est aussi accompagnée d'un souci plus présent de protéger, d'éduquer, de former, allongeant par la même occasion cet âge qui était encore très court au Moyen Age.
Le premier domaine développé par Philippe Ariès est celui des habits. Ceux-ci n'ont commencé à marquer la particularité de l'enfant qu'aux débuts des Temps Modernes, alors que les enfants étaient habillés pareillement aux adultes de l'ordre auquel ils appartenaient. Les tableaux de Philippe de Champaigne renseignent dès le XVIIème siècle sur la pratique consistant à faire porter aux petits garçons des robes ouvertes que l'on pouvait fermer avec des boutons, telles des soutanes. Mais cette nouveauté ne concerne que les petits garçons. En effet, les filles, portant également la robe, sont habillées comme leurs mères, tandis que les garçons sont différenciés par rapport aux hommes et aux pères. Symbolique du côté dépendant de l'enfant que les femmes conservent à vie ? Probablement. Toujours est-il que les enfants (surtout les garçons) sont de plus en plus séparés des adultes et cela se voit dans leur habillement : les anciens habits longs des hommes leurs sont maintenant destinés alors que parallèlement, les habits courts sont adoptés par les adultes, au grès de la mode et de son évolution. Le même archaïsme confia aux enfants d'autres habits plus tard : pantalon, vestes...
Le second thème abordé est celui des jeux. On pourrait penser au premier abord que c'est LE thème qui caractérise l'enfance en tant qu'âge. Il n'en fut rien pendant très longtemps car le jeu n'était pas un moyen de différencier l'enfant de l'adulte. Mais dans le même temps que pour les vêtements, la différenciation, la particularisation, s'installent progressivement pour les enfants. A ce sujet, une source intéressante est analysée par l'auteur : le journal du médecin Herorard qui décrit la vie du futur Louis XIII, et notamment ses jeux. La description très précise de la petite enfance du petit Louis amène à penser que l'enfance connait un tournant vers 7 ans. Auparavant, l'éducation est surtout aux mains des femmes. Les jeux sont ceux de poupées, musique, danse, jouets variés, déguisements,... La période suivante est aux mains des hommes et les jeux changent sensiblement : armes, jeux et exercices plus complexes, comédies et spectacles... Le procédé est d'ailleurs le même que pour les vêtements : les enfants ont entre leurs mains et jeux imitant le monde plus ancien des adultes. L'enfance est alors selon Philippe Ariès un "conservatoire des usages abandonnés par les adultes".
Plus globalement, l'enfant avait une place sociale de plus en plus affirmée dans les célébrations saisonnières et coutumières, en ville comme en campagne : fête des Rois (où c'est déjà un enfant qui désigne sous la table le convive à servir), le jour des Saints-Innocents, le mardi gras... sont autant de célébrations qui permettent à l'enfance de se démarquer, d'avoir un rôle et de rassembler la communauté.
On le voit, le sentiment de l'enfance s'est construit progressivement entre la fin du Moyen Age et l'époque Moderne. Si cette construction concerne en premier lieu la noblesse et la bourgeoisie, elle n'a pas manqué de transformé les mentalités et les sociétés.
Mentalités et sociétés
La prise de conscience progressive de la particularité de l'enfance a engendré des nouveautés qui ont encore un impact très clair sur nos mentalités et le quotidien de nos enfants actuellement : la morale, une certaine innocence, la discipline, la formation, la scolarisation... Non pas que ces choses n'existaient pas du tout avant, mais que celles-ci furent peu à peu dédiés à une classe d'âge particulière : celle des enfants. Le souci d'éducation et de formation de la jeunesse a pris une dimension nouvelle à partir du XVIIème et du XVIIIème siècle avec une multiplication des traités de pédagogie. Déjà concernant les jeux, des auteurs commencèrent à les réserver aux enfants ou aux adultes selon leur moralité, comme pour les jeux de hasard par exemple.
L'auteur le dit donc clairement : l'enfance passe "De l'impudeur à l'innocence" sous l'impulsion de la nouvelle vague de pédagogues de l'époque. Alors que le tout jeune âge n'est aucunement gêné par les allusions voire les attouchements (n'y voyant aucune connotation sexuelle), les années suivantes de l'enfance se déroulent dans une pudeur renforcée, signe d'un soucis d'éducation à partir d'environ 7 ans. Ce sont ces éducateurs et moralistes qui par leurs traités théoriques, leurs règlements basés sur la punition corporelle et la surveillance, transforment peu à peu le milieu scolaire, auparavant peu étendu et ouvert à tous les âges, et désormais plus spécifiques aux enfants, qu'il faut éduquer. Les Jésuites, les jansénistes de Port Royal, les Oratoriens... en furent les héritiers et transmirent ces conceptions qui aujourd'hui, bien qu'atténuées, sont encore les nôtres. Plusieurs principes s'imposent en quelques décennies : ne pas laisser l'enfant seul, l'habituer à une sévérité précoce, lui apprendre la retenue et la bienséance. En bref, il faut préserver l'innocence de l'enfant tout en développant sa raison.
-Jean Baptiste de La Salle, éducateur des Frères des Ecoles Chrétiennes, est l'un des pédagogues et moralistes les plus importants dans les innovations éducatives sous l'Ancien Régime. Ses livres furent édités jusqu'au XIXème siècle, comme ses Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne.-
Pour résumer, l'historien parle de deux sentiments de l'enfance : un lié à la petite enfance, qui consiste à s'amuser, cajoler les plus petits, et qui est apparu au sein du milieu familial : le mignotage. Le second apparu chez les hommes d'Eglise, et qui consistait à préserver et assagir les enfants. A cela s'ajoute le soucis d'hygiène et de santé et le développement scolaire (notamment avec le collège), isolant ainsi les enfants dans un milieu réservé, discipliné, ordonné en classes scolaires. Tout cela eut pour conséquence de prolonger sensiblement la durée de l'enfance par le biais d'une éducation stricte, correspondant aux besoins perçus par la psychologie de l'époque.
Le sentiment de l'enfance a donc changé beaucoup de choses dans l'éducation : l'apprentissage, majoritaire au Moyen-Age, s'est vu concurrencé par le collège. On peut également décrire le renforcement d'une autre institution clef : la famille. Si celle-ci a bien sûr existé auparavant, elle n'était pas aussi centrale dans la société, alors que le lignage, la foule, les métiers, l'Eglise... étaient fondamentales dans la vie médiévale. Le sentiment de l'enfance a permis à la famille de devenir un vecteur de sociabilité propre, basé sur un foyer évoluant en lien avec cette nouvelle fonction (pièces, décorations,...). La famille devint une valeur et s'imposa à toutes les catégories au XVIIIème siècle, prenant la place d'anciennes sociabilités pour éviter la solitude à l'homme, tout en faisant place à son intimité et à son confort. La famille gagna en plus de sa fonction patrimoniale une fonction affective et sociale. C'est ainsi que l'égalité grandit entre l'aîné et ses cadets : chacun devait recevoir de la famille une formation, une affection, une préparation à la vie, de quelque manière que ce soit.
Enfin, le sentiment de la famille provoqué par celui de l'enfance a lui un rapport avec une autre institution, moins formelle, plus diffuse : la classe sociale. Alors que jusqu'à la fin du Moyen Age, le jeu rassemblait les catégories et les cimentait en une société de cohabitation, le sentiment de l'enfance a réservé certains jeux à certains catégories, a réservé certaines écoles (au XVIIIème siècle) aux bourgeois, segmentant la société. La famille, la classe : voilà des institutions qui se forment autour des ressemblances quand le Moyen Age faisait coexister le pouvoir et la misère dans un monde de contraste permanent.
L'importance de l'enfance
Par cette oeuvre, l'auteur montre à quel point l'enfance est importante. Le bon sens commun veut qu'elle soit notre avenir, que l'éducation soit à la base de la société de demain et c'est un sujet particulièrement sensible en France. Mais on ne croit pas si bien dire par ces remarques, très justes au demeurant. Car non seulement, agir sur l'enfance, l'éduquer et la former et un enjeu d'avenir, mais tout cela est révélateur d'une société. Le positionnement face à l'enfant symbolise l'organisation sociale, la perception mentale et le sentiment moral. Or notre époque est à la croisée des chemins : notre hypermodernité où tout très vite, où tout change, où l'exposition est croissante et où l'individu est au centre, dépossède l'enfant de son innocence. S'il est utopique de revenir à des temps plus anciens, n'oublions pas toutefois le rôle central de cette classe d'âge. Quelles recompositions sociales et morales adviendront d'un recul de l'enfance déjà entamé ? Quelles formes d'éducation ? Des enjeux pour l'école et la société actuelles.
Vin DEX