" Bonjour, présentons nous à tour de rôle. Voici le dottor Colonna, homme de grande expérience journalistique. Il travaillera à mes côtés - ce pour quoi nous le qualifierons d'assistant de direction ; sa tâche principale consistera à revoir tous vos articles. Chacun arrive avec ses propres expériences, c'est une chose d'avoir travaillé pour un journal d'extrême gauche et une autre d'avoir collaboré, disons, à La voix de l'égout, et comme (vous le voyez) nous sommes spartiatement peu nombreux, celui qui a toujours travaillé à la nécro devra peut-être écrire un article de fond sur la crise du gouvernement. il s'agit donc d'uniformiser le style et, si quelqu'un avait la faiblesse d'écrire palingénésie, Colonna vous dirait qu'il ne faut pas et il vous proposerait une alternative.
- Une profonde renaissance morale, avais-je dit.
- Voilà. Et si quelqu'un, pour qualifier une situation dramatique, écrit que nous sommes dans "l'œil du cyclone", j'imagine que le dottor Colonna sera assez avisé pour vous rappeler que, d'après tous les manuels scientifiques, l'œil du cyclone est le seul endroit où règne le calme, alors que le cyclone se développe tout autour de lui.
- Non, dottor Simei, suis-je intervenu, en ce cas je dirais qu'il faut précisément employer œil du cyclone car peu importe ce que dit la science, le lecteur l'ignore, et c'est précisément l'œil du cyclone qui lui donne l'idée qu'on se trouve en pleine tempête. C'est ce qu'il a appris par la presse et la télévision...
- Excellente idée, dottor Colonna, il faut parler le langage du lecteur, pas celui des intellectuels qui disent "oblitérer" le titre de transport. D'ailleurs, il paraît que notre éditeur a proclamé une fois que les spectateurs de ses chaînes de télévision ont une moyenne d'âge (je parle de l'âge mental) de douze ans. Les nôtres, non, mais il est toujours utile d'assigner un âge à ses propres lecteurs : les nôtres devraient avoir plus de cinquante ans, être de bons et honnêtes bourgeois partisans de la loi et de l'ordre, mais friands de cancans et de révélations sur les désordres en tout genre. Nous partirons du principe qu'ils ne sont pas ce qu'on appelle des lecteurs assidus, la plupart d'entre eux ne doivent pas avoir un seul livre chez eux, même si, à l'occasion, on parlera du grand roman qui se vend à des millions d'exemplaires à travers le monde. Nôtre lecteur ne lit pas de livres mais le fait qu'il existe de grands artistes bizarres et milliardaires lui plaît, de même qu'il ne verra jamais de près la diva à longues cuisses et pourtant il voudra tout savoir de ses amours secrètes..."
Umberto Eco : extrait de : "Numéro zéro" Éditions Grasset, 2015