Charenton pour les peintres rococo, c’est un peu comme Argenteuil un siècle plus tard pour les Impressionnistes : proche de Paris par la route ou le coche d’eau, et déjà la campagne. Fragonard d’ailleurs y vécut quelques années, dans une maison dominant la Seine.
Le village a de quoi intéresser les artistes : le château de Conflans surplombe le confluent de la Seine et de la Marne , un large pont traverse cette dernière et une dizaine de moulins s’échelonnent le long de ses rives. La plupart ont une imposante roue pendante, suspendue sous le moulin et pouvant être réglée en fonction de la hauteur du fleuve.
De nombreux peintres ou dessinateurs les ont représentés entre le XVIIème et le XIXème siècle, notamment le plus célèbre, Quiquengrogne, devenu une sorte de nom générique pour tout moulin proche de Charenton.
Entre licence artistique et évolutions des bâtiments, souvent refaits ou agrandis, il est difficile de les identifier de manière certaine, et tous sauf deux ont disparu aujourd’hui. Mais en croisant les diverses sources, il est possible de reconstituer, en bord de Marne, un parcours des moulins du XVIIIème siècle.
Charenton, carte de Roussel, 1733
Nous allons suivre la carte de l’aval à l’amont, en commençant par le moulin le plus célèbre.
Le moulin de Quiquengrogne
On le trouve sous les orthographes Quinquangrogne, Quinquengrogne, Quincangrogne, qui viendrait de la vieille expression « Qui Qu’en Grogne ».
Un coin du jardin de Mr de Sillerey, secrétaire de France
Gravure de Matthieu Merian, 1618
Cette gravure nous montre l’état du moulin avant sa reconstruction en 1676 par l’ingénieur Georges Stiennon, pour alimenter en eau pour les jardins du château de Conflans, situé juste au dessus.
Le château de Conflans
Dessin du XVIIème siècle
« Les eaux contribuent à faire de cette maison un séjour délicieux; elles y sont fournies par une pompe nommée le moulin de Quinquengrogne, bâti sur trois palées de pieux, dont deux soutiennent toutes les machines, et l’autre soutient un petit corps de logis, dans lequel sont enfermés les corps des pompes foulantes et aspirantes. Un pont en bois de six arches joint cette machine à la terre, et supporte le tuyau qui conduit l’eau dans le château. » Gilles Robert de Vaugondy, 1761, Les Promenades des environs de Paris en quatre cartes, avec un plan de Paris. [1]
Moulin de Conflans,
Dessin du XVIIème siècle, Gallica
Sur le nom de « moulin de Conflans », ce dessin montre bien le même bâtiment au toit caractéristique, vu de l’amont : la pile de droite a été protégée par un brise-glace en bois.
Le moulin à eau à Charenton
Hubert Robert, 1765-70, Museu nacional de arte antiga, Lisbonne
On voit l’étendue de la licence artistique dans cette vue par Hubert Robert : le pont d’accès est en pierre, le corps de logis en torchis pour le côté pastoral ; les rochers et la tour de l’autre rive ajoutent un côté « folie » à cette reconstruction.
La Fontaine d’Amour
Boucher, 1748, Getty Museum, Malibu
Si Boucher s’est inspiré du moulin de Quiquengrogne pour cette pastorale, c’est avec encore plus de fantaisie : le sens du courant est inversé (nous sommes en aval, comme le montrent les cascades sous la roue).
Le moulin joue ici un rôle décoratif et symbolique : il épouse la forme du second couple (le garçon allongé évoque le pont en pente et la pile de gauche, la fille la pile de droite), de la même manière que l’autre élément architectural, la fontaine, prolonge dans le décor le premier couple.
Le Moulin des CarrièresCe moulin est indiqué sans son nom sur le plan de Oudry, entre Quiquengrogne et le pont de Charenton.
Nicolas Vleughels, 1721, Pierpont Morgan Library
Ce moulin est assez similaire à celui de « La fontaine d’Amour » de Boucher, avec son prolongement en encorbellement du côté opposé au pont d’accès : les deux dessins représentent clairement le même bâtiment.
Moulin à Charenton,
Lithographie de Thénot, vers 1840
Voici le moulin des Carrières au XIXème siècle : le corps principal moulin a été surélevé, et le logement du meunier a été ajouté sur la gauche.
Moulin de Quiquengrogne
Gravure d’après un tableau de Lancret
Pour compliquer la situation, nous avons ce témoignage par Lancret d’un moulin à colombages, très semblable, mais à deux arches, et qui ne correspond donc à aucun de nos deux moulins.
Les moulins du pont
Israel Silvestre, 1645
Merian, Matthäus le vieux ; Aubry, Pierre, 1618
Revenons maintenant vers les certitudes : des moulins étaient installés sur ce pont, en aval de la route. Israel Silvestre, en général très précis, nous les montre vus en enfilade depuis Maisons-Alfort, dans un état de délabrement avancé.
Le seconde gravure montre la deuxième partie du pont : Charenton vu depuis le dernier moulin.
Pont de Charenton
Dessin Germain, graveur Decquauvillers, fin XVIIIème
A la fin du XVIIIème siècle, les quatre moulins étaient toujours là, retapés, créant au milieu de la Marne un bouillonnement pittoresque. La vue est prise en aval du pont, la rive de Maisons-Alfort est à droite, avec l’Ecole vétérinaire.
Le moulin de la Chaussée
Israel Silvestre, 1645
Gravure du XVIIIème siècle
Le nom du moulin, attesté depuis 1394, provient du chemin empierré qui reliait le chemin de Saint-Mandé à l’église. Au XVIIème siècle, il était relié à la berge par un court pont de quatre arches, à ne pas confondre avec le pont de Charenton. La tourelle à l’arrière-plan fermait l’enclos du Temple Protestant, le plus important de Paris, bâti en 1607 (l’édit de Nantes imposant une distance de 5 lieues) et détruit en 1685 (après la révocation de l’Edit).
La gravure de Silvestre est importante pour l’histoire du protestantisme : on y voit les nombreuses barques des fidèles venus par voie d’eau depuis Paris. [2]
Boucher, 1739, Kunsthalle, Hambourg
Boucher, 1739, Collection privée
C’est ce moulin de la Chaussée que Boucher représentera, sous le nom de « Quiquengrogne », dans ce pendant de 1739. On reconnait bien les arches du pont d’accès, et surtout la petite pièce en avancée sur deux pilotis, à gauche de la grande roue, qui le caractérise.
Il se peut que l’idée du colombier soit venue de la tourelle de l’enclos de l’ancien Temple, qui faisait face au moulin de l’autre côté du pont.
Gravure de J.-P. Le Bas,1747, d’après le tableau de Boucher
Attribué à Boucher, vers 1748, Collection privée
On n’est pas sûr que ce tableau soit de Boucher : il semble inspiré de la gravure de 1747 d’après Le Bas, qui montre le moulin inversé. De plus, les deux aubes et la toiture en chaume, qui ne correspondent à aucun autre image connue, semblent largement imaginaires.
xxx
Dessin de Boucher, Morgan library
Le dessin, clairement fait depuis nature, a servi de base au tableau de Toledo, dans lequel le moulin (situé en pleine ville) a été rendu plus bucolique : toiture simplifiée et pont d’accès remplacé par une passerelle de bois.
Moulin de la Chaussée,
Nattes, John Claude ; Hill, John ; Miller, William, 1807, Collection privée
« Le moulin est reconstruit en 1779 et présente alors deux étages surmontés d’un grenier… Le 13 juillet 1789, en pleine Révolution Française, le Moulin de la Chaussée subit le siège de la population alors affamée qui y dérobe 36 sacs de farine. » [3]
A la fin du XIXème siècle, il est surélevé de deux étages, et le logement du meunier est construit sur le pont d’accès. Le moulin brûle en 1902 et est reconstruit à à l’identique en 1904.
Devant être démoli lors de la construction de l’autoroute A4, il arrête son activité en 1972, Sauvé in extremis de la destruction, il est restauré de 1982 à 1995, retrouvant la pièce en avancée chère à Boucher.
http://www.collections.chateau-sceaux.fr/Record.htm?idlist=1&record=941212476949 [2] Sur l’histoire de ce temple, on peut consulter : http://www.crommelin.org/history/Ancestors/Charenton/Charenton-Travelling/CharentonTravelling-1906.htm [3] Informations fournies lors de l’exposition en 2015 du CFA SUP2000 http://www.cfasup2000.fr/pages/scenographies-de-lexposition