Quiquengrogne et autres moulins de Charenton (1/2)

Publié le 18 décembre 2016 par Albrecht

Charenton pour les peintres rococo, c’est un peu comme Argenteuil un siècle plus tard pour les Impressionnistes : proche de Paris par la route ou le coche d’eau, et déjà la campagne. Fragonard d’ailleurs y vécut quelques années, dans une maison dominant la Seine.

Le village  a de quoi intéresser les artistes : le château de Conflans surplombe le confluent de la Seine et de la Marne , un large pont traverse cette dernière et une dizaine de moulins s’échelonnent le long de ses rives. La plupart ont une imposante roue pendante,  suspendue sous le moulin et pouvant être réglée en fonction de la hauteur du fleuve.

De nombreux  peintres ou dessinateurs les ont  représentés entre le XVIIème et le XIXème siècle, notamment  le plus célèbre, Quiquengrogne, devenu une sorte de nom générique pour tout moulin proche de Charenton.

Entre  licence artistique et  évolutions des bâtiments, souvent refaits ou agrandis, il est  difficile de les identifier de manière certaine, et tous sauf deux  ont disparu aujourd’hui. Mais en croisant les diverses sources, il est possible de reconstituer, en bord de Marne, un parcours des moulins du XVIIIème siècle.

Charenton, carte de Roussel, 1733

Nous allons suivre la carte de l’aval à l’amont, en commençant par le moulin le plus célèbre.

Le moulin de Quiquengrogne

On le trouve sous les orthographes Quinquangrogne, Quinquengrogne, Quincangrogne, qui viendrait de la vieille expression « Qui Qu’en Grogne ».


Un coin du jardin de Mr de Sillerey, secrétaire de France
Gravure de Matthieu Merian, 1618

Cette gravure nous montre l’état du moulin avant sa reconstruction en 1676 par l’ingénieur Georges Stiennon, pour alimenter en eau pour les jardins du château de Conflans, situé juste au dessus.


Le château de Conflans
Dessin du XVIIème siècle

« Les eaux contribuent à faire de cette maison un séjour délicieux; elles y sont fournies par une pompe nommée le moulin de Quinquengrogne, bâti sur trois palées de pieux, dont deux soutiennent toutes les machines, et l’autre soutient un petit corps de logis, dans lequel sont enfermés les corps des pompes foulantes et aspirantes. Un pont en bois de six arches joint cette machine à la terre, et supporte le tuyau qui conduit l’eau dans le château. » Gilles Robert de Vaugondy, 1761, Les Promenades des environs de Paris en quatre cartes, avec un plan de Paris. [1]

Moulin de Conflans,
Dessin du XVIIème siècle, Gallica

Sur le nom de « moulin de Conflans », ce dessin montre bien le même bâtiment au toit caractéristique, vu de l’amont : la pile de droite a été protégée par un brise-glace en bois.

Le moulin à eau à Charenton
Hubert Robert, 1765-70, Museu nacional de arte antiga, Lisbonne

On voit l’étendue de la licence artistique dans cette vue par  Hubert Robert : le pont d’accès est en pierre, le corps de logis en torchis pour le côté pastoral ; les rochers et la tour de l’autre rive ajoutent un côté « folie » à cette reconstruction.

La Fontaine d’Amour  
Boucher, 1748, Getty Museum, Malibu

Si Boucher s’est inspiré du moulin de Quiquengrogne pour cette pastorale, c’est avec encore plus de fantaisie : le sens du courant est inversé (nous sommes en aval, comme le montrent les cascades sous la roue).

Le moulin joue ici un rôle décoratif et symbolique : il épouse la forme du second couple (le garçon allongé évoque le pont en pente et la pile de gauche, la fille la pile de droite), de la même manière que l’autre élément architectural, la fontaine, prolonge dans le décor le premier couple.



Le Moulin des Carrières

Ce moulin est indiqué sans son nom sur le plan de Oudry, entre Quiquengrogne et le pont de Charenton.

Moulin à Charenton
Nicolas Vleughels, 1721,  Pierpont Morgan Library Paysage avec un moulinOudry, Louvre

Ce moulin est assez similaire  à  celui de « La fontaine d’Amour » de Boucher, avec son prolongement en encorbellement du côté opposé au pont d’accès  :  les deux dessins  représentent clairement le même bâtiment.

Moulin à Charenton,
Lithographie de Thénot, vers 1840

Voici le moulin des Carrières au XIXème siècle : le corps principal moulin a été surélevé, et le logement du meunier a été ajouté sur la gauche.


Moulin de Quiquengrogne
Gravure d’après un tableau de  Lancret

Pour compliquer la situation, nous avons ce témoignage par Lancret d’un moulin à colombages, très semblable, mais à deux arches, et qui ne correspond  donc à aucun de nos deux moulins.

Les moulins du pont

Vues et perspective du village et du pont de Charenton
Israel Silvestre, 1645 Moulin, pont, orme et coche de Charenton
Merian, Matthäus le vieux ; Aubry, Pierre, 1618

Revenons maintenant vers les certitudes : des moulins étaient installés sur ce pont, en aval de la route. Israel  Silvestre, en général très précis, nous les montre vus en enfilade depuis Maisons-Alfort, dans un état de délabrement avancé.

Le seconde gravure montre la deuxième partie du pont : Charenton vu depuis le dernier moulin.


Pont de Charenton
 Dessin Germain, graveur Decquauvillers,  fin XVIIIème

A la fin du XVIIIème siècle, les quatre moulins étaient toujours là, retapés, créant au milieu de la Marne un bouillonnement pittoresque. La vue est prise en aval du pont, la rive de Maisons-Alfort est à droite, avec l’Ecole vétérinaire.

Le moulin de la Chaussée

Vues et perspective du Pont et du Temple de Charenton
Israel Silvestre, 1645 Moulin de la Chaussée
Gravure du  XVIIIème siècle

Le nom du moulin, attesté depuis 1394, provient du chemin empierré qui reliait le chemin de Saint-Mandé à  l’église. Au XVIIème siècle, il était relié à  la berge par un court pont de quatre arches, à ne pas confondre avec le pont de Charenton. La tourelle à l’arrière-plan fermait l’enclos du Temple Protestant, le plus important de Paris, bâti en 1607 (l’édit de Nantes imposant une distance de 5 lieues) et détruit en 1685 (après la révocation de l’Edit).

La gravure de Silvestre est importante pour l’histoire du protestantisme  : on y voit les nombreuses barques des fidèles venus par voie d’eau depuis Paris. [2]

Le vieux colombier
Boucher, 1739, Kunsthalle, Hambourg Le Moulin De Quiquengrogne A Charenton
Boucher, 1739, Collection privée

C’est ce moulin de la Chaussée que Boucher représentera, sous le nom de « Quiquengrogne », dans ce pendant de 1739. On reconnait bien les arches du pont d’accès, et surtout la petite pièce en avancée sur deux pilotis, à gauche de la grande roue, qui le caractérise.

Il se peut que l’idée du colombier soit venue de la tourelle de l’enclos de l’ancien  Temple, qui faisait face au moulin de l’autre côté du pont.

Première vue des environs de Charenton
Gravure  de J.-P. Le Bas,1747, d’après le tableau  de Boucher Le Moulin De Quiquengrogne A Charenton
Attribué à Boucher, vers 1748, Collection privée

On n’est pas sûr que ce tableau soit de Boucher : il semble inspiré de la gravure de 1747 d’après Le Bas, qui montre le moulin inversé. De plus, les deux aubes et la toiture en chaume, qui  ne correspondent à aucun autre image connue, semblent largement imaginaires.

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Le Moulin De Quiquengrogne A Charenton
Dessin de Boucher, Morgan library Moulin à CharentonBoucher, 1758, Toledo Museum of Art

Le dessin, clairement fait depuis nature, a servi de base au  tableau de Toledo, dans lequel le moulin (situé en pleine ville) a été rendu plus bucolique : toiture simplifiée et pont d’accès remplacé par une passerelle de bois.


Moulin de la Chaussée,
Nattes, John Claude ; Hill, John ; Miller, William, 1807, Collection privée

« Le moulin est  reconstruit  en  1779 et  présente  alors deux étages surmontés d’un grenier… Le  13  juillet  1789, en  pleine Révolution  Française,  le Moulin  de  la  Chaussée  subit  le  siège  de la population  alors affamée qui y dérobe 36 sacs de farine. » [3]

Le moulin de la Chaussée vers 1900 Le moulin de la Chaussée aujourd’hui

A la fin du XIXème siècle, il est surélevé de deux étages, et  le logement du meunier est construit sur le pont d’accès. Le moulin  brûle en 1902 et est reconstruit à à l’identique en 1904.

Devant être démoli lors de la construction de l’autoroute A4, il arrête son activité en 1972, Sauvé in extremis de la destruction, il  est restauré de 1982 à 1995, retrouvant la pièce en avancée chère à Boucher.

Références : [1] On peut trouver des représentations du château de Conflans sur le site du Musée de Sceaux
http://www.collections.chateau-sceaux.fr/Record.htm?idlist=1&record=941212476949 [2] Sur l’histoire de ce temple, on peut consulter : http://www.crommelin.org/history/Ancestors/Charenton/Charenton-Travelling/CharentonTravelling-1906.htm [3] Informations fournies lors de l’exposition en 2015 du CFA SUP2000 http://www.cfasup2000.fr/pages/scenographies-de-lexposition