Commençons par un petit zoom sur le début des années 70 : c'est la mode de la fusion Rock/Jazz. Bitches Brew de Miles est passé par là, Weather Report se forme en 1971. Zappa qui a horreur du Jazz se lance dans la fusion. En fait, Zappa aime Coltrane, Ayler, Dolphy, Shepp, mais pour lui le Jazz (c'est peut être vrai pour beaucoup d'américains mélomanes) c'est le Jazz blanc commercial, cette vaste entreprise néocoloniale de pillage et d'aseptisation du jazz noir, un jazz académique, qui enquille les II/V/I sans sourciller et ne transpire pas beaucoup (écouter Shorty rodgers and the giants, le repoussoir des années lycées, si l'on en croit une interview). Si beaucoup de ses compos relèveront plus du free rock que d'une fusion rock/jazz, en ce début des années 70 Zappa rêve d'une vraie fusion, de cuivres, de cymbales frémissantes, de grandes plages d'impro, et même de big band. Waka Jawaka sera une sorte d'échauffement, avant son grand oeuvre fusion qu'est The grand Wazoo (qui sortira la même année, et où on basculera pour de bon dans le big band trois étoiles).
la face A est un pur chef d'oeuvre : Big swifty. 17 mn de groove non stop ET de musique savante. Il faut souvent choisir entre musique groovy, directe, facile d'accès , et musique savante. Là on a les deux ! (la musique indienne fait ça tous les jours me direz vous, et c'est vrai). Impossible pour Zappa de balancer un ptit thème, de distribuer les chorus et de rentrer à la maison. Le quartet d'Ornette Coleman massacrait la tradition en avalant les thèmes à un tempo affolant, Zappa, lui, crée un thème anormalement complexe pour le genre, suivi de multiples variations, comme s'il composait une pièce de musique contemporaine. Mais avec un putain de batteur (Aynsley Dunbar) pour dynamiter tout ça ! Puis une plage expérimentale où le tempo devient flottant, suivi dans une même coulée, du premier chorus pris par Georges Duke aux claviers, musicien qui prendra une place essentielle dans les formations des 70's. Les chorus ne s'enchaînent pas là encore de façon trés orthodoxe, un soliste prédomine, mais accompagné d'autres instruments, avec des passages visiblement écrits. Après le solo de batterie et une accalmie, vient une nouvelle variation, un quasi nouveau thème, avec une nouvelle harmonie, un ensemble de toute beauté.
Sur la face B, c'est la récréation Rythm' n blues, mais où Zappa déploie toute sa science des arrangements vocaux, irriguée par sa passion pour le gospel, la soul et le doo-woop. De multiples changements de directions rendent l'ensemble faussement simple, et on comprend tout à coup que Mr Bungle, Zorn et Estradasphere n'ont rien inventé. Arrive enfin le morceau titre, où l'orchestre sonne comme jamais sur un thème majestueux digne d'une symphonie ou d'une BO de Morriconne, avec des passages trés hot, des aigus violents à la Dizzie Gillespie, bref le jazz nègre qu'on aime, et qui faisait tripper Boris Vian !
En Bref : Un grand disque de Jazz Rock, conçu par quelqu'un qui n'aimait pas le Jazz. Je crois que je serais capable de l'échanger contre certains Miles, ou même tout Weather Report (même avec le Pastorius, si si !).