POUR UNE GEO-TOPO-GRAPHIE de l’EN-VILLE FOYALAIS
Popée2
Acrylique et encre sur papier
-àX80cm
2015
Exposition individuelle de Fabienne Cabord
Route de la folie
Centre culturel Gérard Nouvet
Du 15 au 23 décembre 2016
« La langue créole ne dit pas « la ville », elle dit « l’En-ville » […]. L’En-ville désigne ainsi non pas une géographie urbaine bien repérable, mais essentiellement un contenu, donc une sorte de projet. Et ce projet, ici, était d’exister »[1] explique Patrick Chamoiseau dans son fameux roman qui fait l’éloge non d’une rue, mais de tout un quartier foyalais : Texaco.
Fabienne Cabord nous propose son projet. Et ce projet, ici, est d’urgente ré-humanisation. A partir d’un graphisme particulier, marque de fabrique d’un style dont les symboles géométrisés/géo-maîtrisés s’entremêlent, l’exposition Route de la Folie invite à découvrir et redécouvrir la géo-graphie (du grec graphein qui signifie « écrire ») foyalaise à partir d’une rue, située à la fois au cœur de la capitale martiniquaise et qui permet dans le même temps de s’en éloigner pour rejoindre les hauteurs de Gerbault/J’erre-beau, entre « rue de la Piété » et « passage Atoumo ». Autant de noms qui placent cette « Route de la Folie » dans le domaine de la drive des maux et du questionnement du beau, lequel relève de la transmission et construction de modèles identitaires comme le souligne le drapeau revisité de BLACK Ô[2], motif d’ailleurs repris sur l’un des bancs réalisés par Fabienne Cabord.
Widad Amra a crié sa foyalitude dans son recueil poétique Regards d’errance (Drive poétique)[3], Fabienne Cabord crie sa fo(ya)l-attitude et fo(ya)l-inquiétude dans son exposition Route de la Folie. De « La ville qui flotte au-dessus de la mer, ma ville » de Widad Amra de 2008 à celle de Fabienne Cabord de 2016, t-huit ans et délitements… Il reste de la mer : le bleu, et de la ville : d’autres couleurs, vives et agressives pour une réflexion sur CADUCUS, la caducité, la fragilité périssable et les rejets attenants… Soit en quelque sorte une date de péremption dépassée pour ceux que rejette la société et qui s’engluent dans le fol en-ville. Fo(ya)l-attitude ; fo(ya)l-inquiétude…
Caducus acrylique sur métal,38×105 cm 2016
WELCOME ! pour ce BANANAS TOUR qui remet en cause les exotismes primaires. Bienvenue dans cette topo-géo–graphie d’un lieu ô combien vivant. Nous sommes invités, à partir de dessins sur divers supports, à partager un discours -et donc un topo… – iconographique désireux de transcrire la déshumanisation qui frappe, chosifie BABY DOL(L) et réduit en PETIT CON DE PARADIS.
La Route de la Folie comme métonymie d’une société troublée, à la lisière entre folie individuelle et collective, entre tous ces GVQ/j’ai vécu, dénervés de tout futur, de plus en plus nombreux qui errent en dérive et cette autre partie de la société qui s’étourdit dans une drive consumériste factice de POPÉE(S) et poupées modernes à la recherche d’une beauté extérieure tout aussi déshumanisée ; maux qui rongent nos sociétés et que celles-ci cherchent à masquer sous l’apparat et les make-up divers.
GVQ
acrylique sur métal
105x38cm
2016
L’ironie de la plupart des titres de cette exposition qui appelle à questionner nos valeurs actuelles : THE SKY IS BLUE, HAUTE POINTURE, LANGOUSTE AU BEURRE DE MARACUJA, LE CASQUE DU SIECLE… insiste sur la nécessaire prise de conscience des errements d’une société antillaise qui a échappé aux ferrements de l’esclavage et lutté contre le colonialisme, mais qui semble connaître une autre forme d’esclavage et de colonialité de par la déshumanisation de ses rapports, de par ses clivages renforcés comme ces familles décomposées à recomposer qui se voient questionnées dans FAMILY 3 ; de par également une absence de volonté critique, d’où le titre : UNE BONNE PRESSE ÇA URGE et du fait de blocages socio-idéologiques dont rend compte l’œuvre : DIPLOMACHISME. Les hommes et les femmes de PICK UP, HARLEM et GVQ, désarticulés par une mise à la marge imposée aux borderlines et boderlands de la Route de la Folie en particulier et de la société martiniquaise et antillaise en général, investissent la toile, le fer, le bois, le plastique ou le papier avec divers ajouts d’idéogrammes caraibo-cabordiens et toujours des éléments de l’en-ville : routes au nom parfois transcrit, carrefours, nœuds de réseaux en souffrance, segmentations, séparations colorées ou géométrisées qui crient les clivages de notre société.
Ces ajouts peuvent même scarifier le support retenu comme autant de tatouages marquant corps et visages. Dans LANGOUSTE AU BEURRE DE MARACUJA se détachent deux yeux, un nez et une bouche -fumant plusieurs cigarettes/barrettes de shit à la fois- qui occupent une page qui pourrait symboliser un écran représentant un power point avec, à gauche, des vignettes qui invitent à faire défiler le projet cabordien du rejet de la posture anti borderlines. Les douleurs criantes et étouffées à la fois de LANGOUSTE AU BEURRE DE MARACUJA dont le titre mêle faune et flore convoque de concert exotisme des saveurs et déchets puants, jaillissants d’une poubelle verdâtre -située à droite de l’œuvre- ou sorte de doggy bag prêt à emporter les restes d’un repas qui n’est dans l’en-ville souvent fait que des rebuts alimentaires en cours de décomposition des plus nantis…
Bad bed acrylique et encre sur papier,56x45cm 2015
Avec BAD BED et son sac de papier recyclé en œuvre d’art : nouvel arrêt sur image du quotidien des oubliés d’une société à la fois riche et inégalitaire, nouvelle géo-topo-graphie de ceux qui sont mis au ban de la société. D’où peut-être le choix de proposer dans cette exposition des bancs de bois dont la partie supérieure légèrement octogonale introduit des angles brisés ; ruptures confirmées dans les motifs ajoutés de certains des pieds de ces petits meubles, lesquels manquent justement à ces marginaux tombés… jusqu’à rester couchés à même le sol.
En somme, Route de la Folie est une exposition qui met en scène à la façon de ces bancs dessinés une bande dessinée didactique comme autant de mangas anti-exotiques pour dire la part de toxicité de cités où n’ont justement pas droit de cité tant de défavorisés en déroute, représentés par des entrelacs de personnages-lieux géométrisés aux couleurs contrastées dont la désarticulation articulée crie la douleur inarticulée de multiples rejets entre « connaissance, reconnaissante, méconnaissance » comme l’indique une indication insérée dans l’une des œuvres de cette exposition.
Dans cet imaginaire du lieu cabordien où FdF rime avec SdF ; où FdF renvoie à Faim, drogue, Folie, pas de ville enchantée, mais un en-ville aux fractures encastrées, à l’image de ces diverses formes géométriques qui permettent de concevoir la multiplicité des enfermements et montrent… en miroir… les solidarités oubliées… d’une société « débiélée », d’une société diffractée, issue de ces cultures créoles « agrégées » convoquées dans Eloge de la Créolité[4].
Edouard Glissant évoquait déjà parmi les problèmes de l’humanité actuelle, entre les désertifications et les tragédies des flux d’immigrations : « les affres des pourrissements des villes »[5] et leurs « richesses rapinées »[6] pour des « peuples rendus à dégénérescence ». Fabienne Cabord nous force quant à elle à voir ceux que l’on évite de regarder du fait de leurs corps emmurés, « bouclés », quasi indissociés du ciment de l’en-ville, des roues de ses voitures, de ses trottoirs et de ses passages, entre continu et discontinu, comme un patchwork urbain de type crazy urban style. Route de la Folie nous déroute alors de notre égoïste quotidien pour éviter que n’ait lieu la déroute de toute une société.
Retenons à cet égard les mosaïques de chiffres et de lettres, vitraux de triangles, de carrés et de rectangles de sociétés mondialisées, « plombées » par le poids des grands ensembles et forces politiques : « UE, ONU, EU… ». On y lit également : « help »… Mais qu’y répond-on ? La langue bégaie, hésite entre « ON/ILS », hésite entre diverses ROUTE(s) DE LA FOLIE… Reste en conséquence un vrai-faux collectif ou des individualités contrariées comme ce chiffre « 1 », central dans l’œuvre CADUCUS, présenté inversé, comme une invitation à réfléchir en tenant compte d’un jeu de miroir. Ce 1 est peint en vert et surmonté d’un R -comme route ?- hérissé de clous ou serait-ce les poils hérissés d’une humanité qui a la chair de poule de ses propres déliquescences sans avoir toujours pleinement conscience d’être sens dessous-dessus ? Miroir de « 1 » faussement symétriques… Le tout dans une dynamique tracée, à l’instar d’une route aux abords irréguliers, tourmentés comme l’identité de ceux qui l’habitent, l’investissent. Un « F », celui sans nul doute de Folie, est d’ailleurs mis en exergue de par sa position centrale sous le chiffre « 1 ». « Et l’œil de Caïn regardait dans la tombe » nous disait Victor Hugo ; et l’œil de cette Route de la Folie regarde comme ébloui dans un halo (sur la gauche de l’œuvre) dont l’opacité questionne les fausses apparences et assurances de la conscience antillaise. Soit le recours à des tags pour un « muralisme » métatextuel qui pense une méta-ville en graffiti géo-topo-graphiques et évoque ses dangers : danger de la route avec son casque MOTODIDACTE ou autre COUVRE-CHEFFE pour nous éviter d’être des accidentés de la vie, voire d’être perçus comme des résidus, des GVQ au corps abîmé jusqu’à la « matrice », au périnée périmé et au pied-bot qui n’est pas jugé beau selon les critères d’un société à qui Dame Fabienne répond par un pied de nez : « Et si on/ils étai(en)t fou ?s » à lire à l’endroit et à l’envers ; à voir en tous les cas au miroir de nos déraisons…
Motodidacte encre sur métal 2016