Il faut croire que de vouloir arrêter de tourner permet de libérer toute énergie créative à son paroxysme. Les Beatles nous font le coup en 1966 et accouchent d'une tripotée d'albums exceptionnels. Des testaments pour l'éternité. En 1965 le leader des Beach Boys, Brian Wilson, ne veut plus tourner. Phobie de l'avion. Son groupe part alors en tournée sans lui. C'est le deal conclu entre eux. Comme tous savent parfaitement bien chanter, cela ne pose aucun problème. Les Beach Boys possèdent une palette harmonique unique dans l'histoire du Rock. En l'absence de ses camarades de jeu, Brian Wilson imagine et créée dans sa tête une œuvre qu'il veut immense et définitive. " Rubber Soul " des Beatles (1965) l'avait fasciné. Une révélation. Le jeune Mozart californien de la Pop veut surpasser " Rubber Soul ". Ainsi naît " Pet Sounds ". Un chef d'œuvre. Considéré depuis 50 ans unanimement par la critique et les fans de rock comme l'un des Saint-Graal du Rock.
Quatorze merveilles assemblent ce disque immortel. Il y a bien sûr les plus célèbres comme God Only Knows. Une gifle. Un délice de Pop baroque. Comme l'est tout autant Wouldn't It Be Nice qui ouvre l'album au son d'une harpe avec un sens de l'esthétisme en tout point parfait. Des chansons comme ça aujourd'hui, on en fait plus. Ce sens du raffinement. Cette science de la mélodie. C'est unique. Rares sont ceux qui ont su définir aussi mieux que Brian Wilson le terme musical Pop. Courant musical qui a connu ses lettres de noblesse dans les sixties et dont la signification musicale aujourd'hui n'a rien à voir avec l'élégance et la maestria de ses créateurs par le passé. " Pet Sounds " c'est du sérieux et du lourd. C'est le doigt de Michel Ange qui nous effleure. Une pop baroque aux enluminures féériques. Une odyssée bucolique.
Brian Wilson, génie de 22 ans non encore totalement torturé et dépressif, mais ayant commencé à expérimenter les drogues, confectionne les mélodies de " Pet Sounds " dans un coin de son cerveau. Michael Jackson savait faire cela également. Et comme " Bambi ", l'ami Wilson se pointe en studio et explique à un parterre de musiciens ce qu'il a en tête. Comment il imagine tel ou telle progression symphonique. Ce ne sont pas moins de 60 musiciens qui sont ainsi convoqués pour jouer tous les arrangements baroque de l'album. Une prouesse incommensurable et un budget production faramineux pour l'époque. Brian Wilson compose et arrange à lui seul les partitions de chaque titre. Toutes les chansons se lient entre elles à la perfection. Tony Asher, que Wilson recrute, co-écrit la plupart des paroles. Côté techniques de production, il s'inspire de la façon de faire de Phil Spector, l'un des maîtres de l'époque avec George Martin. Ce fameux " Wall of sound " qui consiste à injecter un maximum de réverbération dans la prise de son, à doubler voire tripler certaines parties instrumentales, afin de conférer une épaisseur et une immensité sonique maximale à la chanson. Ce qui fut aussi qualifié pour la comparaison de prodcution rock " Wagnérienne ". La toute puissance !
" Pet Sounds " est d'une beauté inouïe. Les harmonies vocales déployées par les Beach Boys atteignent un summum. Quasi-religieux. Transcendantal. Un disque d'avant-garde qui brasse des influences aussi diverses que le jazz, le classique et certaines touches de world music.
Wouldn't It Be Nice, l'ouverture en or massif de ce disque, avec Mike Love et Brian Wilson livrent un tandem phénoménal au chant. Une lancée sunshine pop qui vient terminer sa course sur un final ralenti et solennel. Un contrepoint impeccable avant un dernier éclat en fin de chanson. Suit You Still Believe In Me et ses tintements de sonnette de bicyclette. Une ode à la candeur juvénile qui s'estompe avec l'entrée dans l'âge adulte. Les chœurs élégiaques sont un régal. That's Not Me est portée par le timbre encore quasi adolescent de Mike Love. Les arrangements sont épurés. Un clavier qui résonne, des percussions minimalistes et une guitare qui brode de manière décousue. Seules les nappes de chœurs emplissent l'espace.
Brian Wilson refait surface au chant lead avec Don't Talk (Put Your Head On My Shoulder). Une ballade sous chloroforme. L'orgue se fend d'une lente procession quasi funèbre guide l'auditeur dans l'antichambre de son auteur. Entre doux rêve éveillé et visions oniriques. Mystique apaisante et lugubre à la fois. Au loin une guitare carillonne sur un air latin. Les arrangements des instruments à corde façonnent toute l'esthétique baroque de la chanson. I'm Waiting For The Day démarre en pétarade. La chanson est traversée de plusieurs séquences. L'entame nous plonge dans une enfance fanée. Une ritournelle qui se meut tel la roue d'un manège enchanté. Les paupières se referment et des rondes d'enfants font surface. Suit une prodigieuse montée où la batterie se fait nerveuse. Brian Wilson se fait délicatement orageux. Les choeurs du groupe sont à tomber... Une flûte candide temporise. Accalmie. Puis de nouveau un final qui transcende et qui frustre tellement ce dernier est écourté...
Let's Go Away For A While est un très bel interlude musical influencé par les productions " Sounds of Phillie " de l'époque ( Phil Spector). Un vibraphone mène la danse. Le son est d'une pureté cristalline extraordinaire. Ambiance cinématographique à souhait. Une écoute au casque est du plus judicieux pour saisir toute les nuances et la richesse feutrée de l'orchestre officiant sur " Pet Sounds ". La liste des instruments employée est vertigineuse, allant du plus classique (violons, tuba, cor de chasse, clarinette, saxo...) au plus exotique (mandoline, ukulélé, glockenspiel, thérémine, bongos...)
A partir de là le disque devient terrifiant ! Chaque titre est un " Everest " succédant à un autre " Everest ".
Avec Sloop John B, on retrouve le formidable tandem Wilson/Love au chant. La mélodie étreint le cœur. Le crescendo est un chef d'œuvre jusqu'à atteindre le premier a capella du disque. Moment de grâce absolu. Le final est encore un miracle avec tous ces chœurs qui tourbillonnent. Chaos par tant de beauté, Brian Wilson assène un KO définitif avec ce God Only Knows au refrain immortel. La chanson préférée de Paul McCartney. Difficile de lui prêter tort. On trouve Carl Wilson, l'un des trois frères (avec Denis), au chant en compagnie de son frère Brian. Du velours. Sur cette ballade ce dernier dévoile l'immensité de son génie en cassant la progression de manière inattendue en faisant dérailler la chanson à 01.04 pour mieux la remettre dans le virage huit secondes plus tard...
Al Jardine (le cousin des trois frères) vient se greffer à Mike Love et Brian Wilson sur I Know There's An Answer. Encore un monument de Pop baroque aux circonvolutions atypiques avec ses accents de fanfare exotique aux teintes subtilement psychédéliques. Mike Love enchaîne avec Here Today. Typé Beatles. En apparence... La touche baroque en sus. A outrance. Et survient cette dernière minute où une guitare s'effiloche sur une note jouée en piqué. Quant au " Wall of Sound " Spectorien, celui ci est du plus bel effet sur ces deux titres. Tout semble si immense !
" Pet Sounds " est un impressionnant disque d'avant-garde pour l'époque. Tous les groupes de rock en 1966 focalisent leurs expérimentations sur leurs guitares, à la recherche de nouveaux sons et de manières de jouer. Les Beach Boys, et principalement sous l'impulsion de leur leader, prennent concurrents, fans et rock critiques à contre-courant en publiant un disque où la guitare n'est qu'un piètre instrument parmi d'autres. Elle ne sort véritablement du lot que sur le second instrumental éponyme Pet Sounds. Avec un son tremolo/chorus dézingué. Un instrumental toujours aussi Spectorien (réverbération poussée à son paroxysme) et métissé : touches jazz exotiques et big band.
Caroline, No est l'épilogue de ce disque sacré. Brian Wilson nous quitte avec une dernière tirade exécutée sur un falsetto du plus bel effet. Pas une seule seconde ce disque n'est à jeter. Chose trop rare pour ne pas être célébré sur cette chronique hommage au disque ultime en matière de Pop. C'était donc il y a déjà 50 ans...