L’enquête TIMSS, où le pays excellait en 1995, a révélé une chute vertigineuse. Retour sur un désastre avec l’enseignant de mathématiques Michel Segal.
PAR JEAN-PAUL BRIGHELLI
Modifié le 07/12/2016 à 15:22 – Publié le 07/12/2016 à 06:54 | Le Point.fr Selon le professeur de mathématiques Michel Segal, pour favoriser un enseignement égalitaire, on a sciemment organisé la baisse du niveau. Un mauvais service aux élèves les plus défavorisés. © PATRICKTIMSS est l’acronyme de « Trends in mathematics and science study » (étude sur les tendances en mathématiques et en science). Il analyse la performance du système scolaire de pays du monde entier, tous les quatre ans, depuis vingt ans. Comme l’a analysé Louise Cuneo ici-même, les tests ont repéré de sérieuses difficultés chez les CM1, et constaté la régression des terminales scientifiques : en fait de voie royale, la série S est un fourre-tout où nécessairement, on descend le niveau pour satisfaire tout le monde — à commencer par les parents.
Les 4 870 élèves testés au sein de l’échantillon français ont obtenu le score moyen de 488 points pour les maths et 487 points pour les sciences. Soit un résultat inférieur aux moyennes internationale (500) et européenne (525). « Les résultats sont mauvais ; les élèves français sont en grand nombre peu performants », reconnaît-on au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem. Et pour cause : même les scores des écoliers français les plus doués figurent bas dans le classement.
Tous les indicateurs étaient au rouge depuis longtemps
En 1995, alors que la loi Jospin commençait à peine à s’appliquer, nous étions largement en tête — avec 561 points. La France ne s’est pas reposée sur ses lauriers : elle a sciemment descendu le niveau, en basculant dans l’idéologie des « compétences » au lieu de mettre le paquet sur les « connaissances » — et c’est vrai dans tous les domaines scolaires. En faisant de la section S le dépotoir de tous ceux qui ne veulent surtout pas aller ailleurs — alors même qu’ils n’ont pas de qualifications particulières pour étudier les sciences. Tous matheux ? Allons donc !
Ah, mais nous avons réduit l’écart statistique du « genre » — plus de filles font des maths. Ce n’est pas la raison ni le symptôme de la baisse de niveau : tout tient à la dégradation des enseignements.
La Société française de physique a sonné l’alarme en 2012 : « Mener une démonstration développée en plusieurs étapes, maîtriser les outils de base de mathématiques, et s’astreindre à la rigueur pour construire un raisonnement sont des objectifs éliminés de la formation donnée aux bacheliers de la série S. Éloignée de ces valeurs, une séquence de champs scientifiques, sans lien, sans objectif de progression, est proposée, limitée aux vertus culturelles, certes importantes, mais totalement inadaptées à la constitution d’un corpus de pratiques scientifiques. Une réduction des horaires, diverse dans le détail, mais globalement d’une heure en première et terminale, à la fois pour les mathématiques et la physique-chimie, associée à une évolution conséquente du programme de mathématiques, mine les bases de la formation scientifique au lycée, si nécessaire à l’économie française pour reconquérir un socle industriel actuellement très affaibli. »
Il n’y a pas de miracle : quand pour des raisons comptables on supprime des heures et des postes d’enseignant, on récolte les fruits pourris de cette politique de gribouille.
L’exemple de l’Asie
J’ai demandé à Michel Segal, professeur de mathématiques français qui enseigne désormais à Hong Kong, les raisons pratiques de cet effondrement. Il est non seulement enseignant, mais il porte depuis des années un regard lucide sur les errements du système français, publiant plusieurs livres — Autopsie de l’école républicaine (Autres Temps, 2008), Violences scolaires (Autres Temps, 2010), Collège unique – l’intelligence humiliée (FX de Guibert, 2011) — pour dénoncer l’effondrement. Autant de coups d’épée dans l’eau : il n’est pire sourd qu’un ministre de l’Éducation qui ne veut pas entendre. Il a déjà eu l’occasion de s’expliquer sur les « leçons de l’Asie » — Je l’ai interrogé sur les résultats de TIMSS. Verdict.
Jean-Paul Brighelli : Les résultats de l’enquête internationale TIMSS (1) font apparaître trois conclusions : les très mauvais scores des élèves français en mathématiques, la régression de la France dans les classements, et les premières places toujours occupées par les quatre dragons asiatiques — Hong Kong, Singapour, Taiwan et la Corée du Sud. La contre-performance de la France est-elle une surprise ?
Michel Segal : Ça dépend pour qui, mais certainement pas pour n’importe quel professeur de mathématiques en activité depuis deux ou trois décennies. Cela fait des années que nous assistons en continu à des allégements de programmes et au renoncement à l’exigence. Prenons l’exemple des vecteurs : quand j’ai commencé à enseigner il y a un peu plus de 15 ans, on les enseignait en quatrième, puis ils sont passés au programme de troisième, puis finalement à celui de seconde. Cette année, la réforme du collège a fait passer les horaires de mathématiques en 3e à 3 h 30 hebdomadaires, derrière l’EPS à 4 heures. Je prends le pari que le programme de seconde s’adaptera à la diminution horaire du collège par un nouveau glissement des vecteurs jusqu’en première. Il s’agit bien d’une baisse de niveau programmée.
Vous sous-entendez que la baisse de niveau est volontaire et calculée ? Mais pourquoi le serait-elle ?
Il y a d’abord l’objectif des 80 % de réussite au baccalauréat, mais ce n’est pas la seule raison, et certainement pas la plus grave. Dans les hautes sphères du ministère, dès qu’il s’agit de mathématiques, on ne perçoit plus les élèves que comme une espèce de magma présentant un énorme potentiel de difficultés variées. Ce sentiment est né dans les années 1970 avec l’avènement du collège unique, époque à laquelle est apparu le mouvement des pédagogistes qui trouvaient enfin dans la réforme Haby leur « segment de marché ». Ils avaient lu Bourdieu de travers et ont soudain occupé le terrain en imposant l’idée que les pauvres avaient plus de difficultés que les autres et que, pour les aider, il ne fallait pas trop leur en demander et surtout ne plus traiter d’abstraction : il fallait « donner du sens » aux mathématiques, comme si elles n’en avaient pas eu jusque-là. Cela participait d’un immense mépris pour ceux-là mêmes qu’ils prétendaient aider.
En résumé on a commencé à baisser le niveau et surtout à vider les mathématiques de leur magie et de leur attrait. Il faudra attendre les années 2000 pour que l’imposture de ce mouvement soit enfin dénoncée, puis enfin reconnue par quelques dirigeants politiques. Les dernières déclarations du candidat Fillon sont à ce titre encourageantes puisqu’il attribue l’échec de l’école à « une caste de pédagogues prétentieux »… Mais malgré tout, les thèses pédagogistes sont toujours en vigueur, et leurs principes toujours appliqués.
Pourquoi penser qu’un programme tenant compte des élèves en difficulté serait nuisible au niveau moyen ? N’y a-t-il pas là une contradiction dans le raisonnement ?
Plus l’éducation est approfondie, plus elle révèle et creuse les différences entre les élèves. Donc si vous laissez les enfants sans éducation, ils seront bien moins différents les uns des autres que si vous leur donnez la possibilité de suivre des études difficiles. Autrement dit, la façon la plus facile de réduire les écarts, c’est encore de donner moins d’éducation. Ce n’est certes pas pensé sous cette forme par ceux qui décident des programmes et de leur mise en œuvre car il n’y a aucune mauvaise intention, sinon la volonté de réduire les coûts en économisant sur les heures, mais c’est le résultat auquel ils parviennent.
En mathématiques, cette évolution est flagrante. À mes débuts en 2000 les consignes de l’inspection étaient de bannir les calculs un peu compliqués afin de ne pas privilégier les élèves qui avaient des facilités. Dix ans plus tard, des élèves de lycée ne connaissaient pas leurs tables de multiplication et on créait des modules de remise à niveau à l’université pour enseigner l’addition de fractions. Ce que l’on a cru économiser d’un côté se paie, et au centuple, à l’autre bout de la chaîne — c’est simplement moins voyant.
Cette obsession de la simplification s’est principalement traduite dans les faits par une quasi-disparition de l’abstraction et l’obligation d’activités annexes — ainsi la pseudo-programmation-pré-mâchée-sur-ordinateur désormais inscrite au programme du collège. Cette approche misérabiliste des mathématiques en a tué le cœur et la raison : les élèves n’aiment plus ça et ils sont devenus faibles. D’une certaine façon, c’est l’école elle-même qui a suscité les difficultés des élèves et leur désaffection pour la discipline afin de justifier sa propre position. La réponse la plus probable du ministère aux résultats de TIMSS sera la même que précédemment : puisque le remède donne de mauvais résultats, il faut en augmenter les doses. Et donc encore baisser le niveau.
En quoi une baisse de niveau en mathématiques est-elle un problème ?
L’effet le plus inquiétant touche au recrutement des professeurs. Je ne sais pas si nos dirigeants mesurent bien la gravité d’une situation dans laquelle on ne pourra plus enseigner les mathématiques, sauf à faire venir en masse des enseignants indiens, russes ou chinois. La seconde conséquence, ce sont les difficultés de formation de bons ingénieurs français puisque l’on voit chaque année dans les prépas scientifiques des élèves de plus en plus faibles. Enfin, il s’ensuit une démultiplication des inégalités sociales puisque ce n’est que dans les CSP élevées que l’on a conscience de ces problèmes et que l’on parvient plus ou moins à les circonscrire. Ceux qui souffrent le plus de la baisse de niveau, ce sont les pauvres, c’est-à-dire justement ceux qu’elle était supposée aider.
Vous vivez à Hong Kong, l’un de ces fameux quatre dragons qui caracolent en tête des classements internationaux. Quelle explication peut-on en donner ?
À Hong Kong, ils appliquent exactement les principes interdits en France : par exemple la sélection, le travail à la maison, l’apprentissage par cœur, la virtuosité des calculs, l’homogénéité des classes, les redoublements, la non-mixité dans certaines écoles, la grande diversité des établissements, un programme approfondi, etc. Le résultat n’est pas seulement brillant sur un plan académique, il est aussi excellent pour la réduction des inégalités sociales en donnant des résultats plus homogènes qu’en France.
Il est de bon ton d’affirmer que les élèves y sont beaucoup plus malheureux qu’ailleurs en raison de la pression excessive, et de ponctuer le discours par quelque fait divers dramatique plus ou moins bidonné. C’est faux et je témoigne que les petits Hongkongais sont plus épanouis que leurs congénères français, et que, de plus, il règne dans leurs écoles un climat de paix et de bien-être que je n’ai constaté nulle part en France. Ceux qui répètent ces accusations n’ont vraisemblablement jamais franchi le périphérique ; ils découvriraient le malheur et le désespoir de nombreux enfants et de leurs familles devant les drames des écoles sans professeurs, ou bien dans lesquelles règne une violence traumatisante, ou encore dans lesquelles on n’a plus le sentiment d’apprendre grand-chose. Pour sauver l’école, on ne pourra pas faire l’économie de la lucidité. On attend celle des dirigeants.
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