Regarder la série de Måns Mårlind et Björn Stein comme une simple fiction policière serait perdre la moitié de son intérêt. Si l’on devait creuser pour mettre au jour ses racines, on parviendrait au couple d’écrivains suédois Maj Sjöwall et Per Wahlöö. Les dix ouvrages qu’ils ont écrits entre 1965 et 1975, réunis sous le titre Roman du crime, demeurent la pierre angulaire du polar local.
En remontant vers la lumière, on croiserait (encore une fois, mais est-il possible de les éviter ?) les textes d’Henning Mankell, Stieg Larsson ou Äke Edwardson et puis, on arriverait logiquement à The Killing et à Bron/Broen avec lesquelles cette coproduction réussie entretient une heureuse et proche parenté. Les similitudes étaient attendues: Mårlind et Stein ont travaillé à animer ce majestueux pont enjambant l’Øresund entre Copenhague et Malmö. Sous leur plume, le géant de béton tenu par quatre rangées de haubans devint un personnage central du récit, une espèce de château fantasmé qui renferme le mystère de l’histoire.
Comme dans leur précédente oeuvre, les scénaristes ont donné vie au décor. C’est même par là qu’ils ont commencé en plaçant leur action dans une petite ville minière, Kiruna, nichée au-delà du cercle polaire. En été, le soleil forme des roues qui descendent vers l’horizon sans jamais l’atteindre. Puis, elles reprennent leur course pour le ramener au zénith. La nuit disparaît et avec elle les contrastes et les ombres qui donnent son relief à chaque chose.
C’est dans cet univers que Kahina Zadi (Leïla Bekthi), policière parisienne travaillant pour l’Office central pour la répression de violences faites aux personnes (OCPRV), est envoyée en mission pour assister un procureur local, Anders Harnesk (Gustaf Hammarsten) dans l’enquête sur le meurtre très spectaculaire d’un ressortissant français.
La jeune femme découvre un univers dont la majestée n’est qu’apparente. Derrière la beauté se cache le danger potentiellement funeste et certainement destructeur. Exactement comme l’héritière en détresse dans un film d’Howard Hawk. Le détective privé n’est plus le chasseur mais la proie, soudain menacé dans sa masculinité.
Dans une telle clarté, les repères se brouillent. Paradoxalement, on voit aussi mal dans ce jour aveuglant que dans la nuit qui, en hiver, s’installe à son tour et recouvre tout. La lumière n’incarne pas ici une issue vers la vérité, un chemin à suivre conduisant à la connaissance. Elle n’est pas l’inverse de l’obscurité trompeuse et dissimulatrice. Elle est l’absence de perspective, l’impossibilité de poser un regard distancié sur les gens et sur leur violence.
Le noir et le blanc s’épousent parfaitement pour distordre la perception et plonger le héros dans la confusion et un monde où son premier ennemi sont les apparences. La lumière aveuglante remplit la même fonction que la pénombre dans les films noirs hollywoodiens des années 40 et 50: elles révèlent la faiblesse du personnage principal, elle symbolise sa vulnérabilité et elle sert de paravent pour le meurtrier.
Inversion des stéréotypes masculin/féminin
Le soleil écrase les hommes. La nature majestueuse, immense, sans limite, les rapetisse. Les personnages sont prisonniers d’un environnement qui refuse de se laisser domestiquer. Il y a une rébellion de la nature qui contrarie la volonté humaine. Ces landes à perte de vue ne peuvent être parcourues qu’en hélicoptère. L’endroit est impossible à appréhender et surtout à comprendre. On doit se contenter d’un aperçu.
L’endroit refuse son intimité aux étrangers. Il ne la concède qu’aux noaidis, les shamans du peuple sami, minorité vivant sur les territoires qui constituent la Laponie. Eux seuls ont réussi à créer une harmonie suffisante avec leur environnement pour qu’il leur livre quelques-uns de ses secrets. L’exotisme vaut celui de n’importe quelle île du Pacifique.
Ce sentiment de petitesse humaine est encore accentué par un procédé de réalisation. Pour faire pièce à l’immensité, la mise en scène a fréquemment recours à des plans serrés, cadrés sur les visages, comme pour réinstaller les personnages dans le récit. Comme si ce subterfuge devenait nécessaire pour que le spectateur entende ce qu’ils disent, pour que leurs paroles ne s’envolent pas et ne se perdent pas dans l’infini.
Comme Saga Norén, l’inspectrice de la brigade criminelle de Malmö dans Bron/Broen, Kahina Zadi est une personnalité fracturée. Les traumatismes subis dans son adolescence l’ont durcie plus que de raison. Elle est peu sociable, distante, très professionnelle, réfractaire à toute relation sentimentale et rigide face à l’autorité. Comme tous les héros masculins du polar scandinave, elle est en butte avec sa hiérarchie et ne parvient pas à comprendre le monde dans lequel elle vit.
La série obéit à un des thèmes récurrents du Nordic noir, celui de l’inversion de la polarité masculin/féminin et du dépassement des stéréotypes du genre. Ce phénomène mis en évidence par The Killing, dans la relation entre Sarah Lund et son collègue Jan Meyer dans leur enquête sur l’assassinat de Nana Birk Larsen, se retrouve dans Jour Polaire.
Au fil des épisodes, Kahina va endosser de plus en plus de comportements spontanément associés à la masculinité. Elle commande, elle dirige, elle seule porte un flingue, elle est molestée à plusieurs reprises, elle se montre autoritaire et impatiente. La résolution de l’enquête tourne à l’obsession au point de l’inciter à revivre les choix faits dans son passé qui ont marqué une rupture avec sa féminité.
Dans le même temps, Anders Harnesk va apparaître moins comme celui qui dirige une équipe de policiers que comme un individu dont les actions sont volontiers associées à la féminité. Il présente un côté fragile, il est un père de famille attentif qui, un après-midi, préfère laisser tomber les investigations pour assister en tant qu’entraîneur au match de l’équipe de handball de sa fille. Il est soucieux de sa famille. Il se laisse guider par ses sentiments.
Les failles de la société suédoise
La série joue sur les codes du genre et réussit comme ses devancières à les transcender, illustrant la tolérance qu’on estime caractériser les sociétés scandinaves. Mais cette médaille sociale a un revers et il a pour nom, l’Autre. Dans les polars nordiques, l’Autre est l’incarnation de l’extérieur, celui qui fait irruption et vient bouleverser un ordre que certains revendiquent comme immuable.
En l’occurence, ce n’est pas Kahina qui vient provoquer le trouble. Cette fois, l’Autre est l’autochtone, celui qui vivait sur ces terres avant d’en être peu à peu chassé. Avant d’être réduit à l’état de minorité, d’être marginalisé, méprisé et persécuté. Le traitement infligé à la minorité samie démontre l’échec de l’utopie suédoise d’une société ouverte, capable d’intégrer et de trouver une place à tous ses membres. La policière n’est que le témoin de cet échec qu’elle comprend d’autant mieux qu’elle a connu semblable situation en raison de ses origines algériennes.
Ces failles de la société suédoise ne sont pas visibles au premier abord mais elles affleurent à la surface pour le visiteur attentif. Elles sont illustrées de manière allégorique par l’intrigue impliquant la société exploitant le gisement minier de Kiruna. L’action souterraine des hommes provoque des fractures visibles dans les rues de la petite ville. Le mal est profond et endémique. Il peut être contenu, il ne peut pas être éradiqué et le seul remède envisageable est de procéder à un déplacement de l’agglomération. Le message est on ne peut plus clair.
Dans ce contexte, le tourment est constant et incurable. Pas plus que Sarah Lund ou Saga Norén, Kahina Zadi ne parvient à trouver une paix personnelle au bout de son enquête. Ce qu’elle est venue chercher au-delà du cercle polaire, c’est elle-même. Elle en repart en n’ayant pas la certitude de s’être trouvée. Dans un dernier plan magnifique, le visage de la jeune femme derrière une vitre se fond dans le reflet des collines environnantes. Le personnage semble sortir physiquement du décor qui tente de la retenir, exactement comme dans le sublime tableau d’Edvard Munch, Le Cri.
(Photo: Canal+. Dessin: Martin Vidberg)