Sous le ciel de limbes qui souvent accable Paris ( " globalement, un climat plus chaud est un climat plus humide "), je me demande si nous serons capables un jour de penser et d'agir en fonction du monde tel qu'il devient. Le progrès technique est une chose (ambiguë), mais aurions-nous par hasard renoncé au progrès intellectuel ? Dieu merci, la photosynthèse est plus fiable que la politique.
Le cancer djihadiste n'en finit pas de métastaser. La complaisance, l'ambiguïté et la pusillanimité de l'Occident envers ses sponsors continuent. A quel moment avons-nous demandé des comptes à l'Arabie Saoudite ou au Qatar ? Le pacte faustien de l'avidité nous mène là où il est censé nous conduire : à la catastrophe, systématiquement. Du World Trade Center à Bagdad, le siècle s'est ouvert par cette catastrophe.
En Chine est récemment apparu un mouvement littéraire appelé " ultra-irréalité ", inspiré par la corruption extrême, les crimes écologiques, l'abrutissement systématique et la violence suffocante du changement social découlant de la production de notre monde. Extrait d'une présentation de l'" ultra-irréalité " par le romancier chinois Ning Ken :
" Les êtres humains sont devenus aussi complexes et dotés d'autant de facettes que la surface d'un diamant taillé à la machine. La même technologie moderne qui taille les diamants et façonne les gens a ravagé le pays. L'état de l'environnement reflète l'état de nos âmes. "
Certains des plus puissants d'entre nous admettent que notre système technique, économique et politique est pour l'heure incapable de faire face à la catastrophe écologique que ce système lui-même engendre. Ainsi, le gouverneur de la banque d'Angleterre, Mark Carney (un ancien de Goldman Sachs) évoque une " tragédie de l'horizon " :
" La conjonction du poids des preuves scientifiques et des dynamiques du système financier suggère que le changement climatique finira par menacer la résilience de la finance et la prospérité à long terme.
Bien qu'il soit encore temps d'agir, la fenêtre d'opportunité est limitée, et se réduit. "
Notre intelligence est d'abord émotionnelle, pas rationnelle. Nous sommes enclins à penser par symboles, et non selon la substance des choses. C'est bien dommage. Jusqu'à l'apparition de l'agriculture, notre horizon lointain était celui de la pitance du soir et du lendemain, ou peut-être celui de la saison suivante. Les sociétés agrestes nous ont appris à regarder un peu plus loin. La technologie qui aujourd'hui nous materne aboutit de ce point de vue à une régression : à nouveau nous sommes des chasseurs-cueilleurs, mais armés de puissants artefacts auxquels, en substance, nous ne comprenons à peu près rien. Ces artefacts, eux, n'ont rien à comprendre pour s'armer de nous. Réciproque de la régression : si nous ignorons complaisamment que la grande barrière de corail ou que les forêts des Rocheuses sont en train de crever, c'est parce que nous croyons n'y rien pouvoir, et c'est aussi parce que (ce qui revient au même) la nature nous est devenue un symbole cosmétique, plutôt que la substance même.
La plupart d'entre nous ne connaît ou ne fait que subir le chemin le plus trivial d'effectuation de notre puissance. " Il n'y a pas de puissance mauvaise, il y a des pouvoirs méchants ", disait Gilles Deleuze :
" Conquérir la couleur " ? Citroën Picasso / J'irai où ça me chante, on dit que c'est trop beau
Nous sommes collectivement piégés par cette effectuation la plus triviale de la puissance. Jusqu'ici, nous l'avons eue plutôt sweet and easy de ce côté du monde.
Et maintenant ?
Le néo-libéralisme de la droite ? Même certains experts de premier plan du Fonds monétaire international écrivent qu'ils ont perdu la foi :
" Au lieu d'apporter la croissance économique promise, le néo-libéralisme a en vérité accru les inégalités, et par la même occasion, compromis toute expansion économique durable. "
Le néo-keynésianisme des sociaux-démocrates ? Il paraît fondamentalement tout aussi incapable de concevoir autre chose qu'une voie univoque d'expression de la puissance : la croissance du Produit intérieur brut. Depuis la crise de 2008, il ne sait proposer autre chose que de faire tourner plus vite encore la planche à billet 2.0 ( l'assouplissement quantitatif). Voilà le seul recours auquel songent les héritiers de Keynes dans l'espoir de relancer la fête de l' effet multiplicateur. A quelque exceptions, aucun de ces héritiers ne s'attarde à considérer la nature du premier facteur limitant de la multiplication des petits pains de l'Etat providence : la disponibilité croissante de sources bon marché d'énergie. Et je ne parle même pas de se poser la question des conséquences de cette nature ( plus vite on vide un verre, plus vite il est vide, etc.)
Tous ceux qui prétendent nous gouverner devraient désormais être sommés de dire si, oui ou non, ils admettent l'axiome suivant : nous jouissons de ressources limitées. Qui accepte un tel axiome doit bien vite considérer les chemins rationnels qui s'ouvrent à partir de lui.
Ne peut-on admettre que le modèle de développement dont la S ociété du spectacle nous matraque la caboche est foncièrement anti-démocratique, puisqu'il est inextensible à l'ensemble de l'humanité ? Le déni encore : on préfère inventer un nouveau symbole trompeur : " croissance verte ".
J'ai tenté l'expérience l'autre jour au Sénat, lors d'une table-ronde sur le climat à laquelle j'avais l'honneur d'être invité. A mes côtés sur l'estrade, la sénatrice de droite Fabienne Keller et l'éminent climatologue Jean Jouzel. J'ai juste dit ceci : qu'il m'apparaît aussi logique qu'indispensable de repenser la politique à partir du constat de la finitude de notre bas monde. Quelqu'un dans le public, ravi, a entendu : " Décroissance ! " (un mot que je n'avais pas prononcé). Aussi Fabienne Keller a-t-elle eu beau jeu de balayer l'argument en déclarant qu'elle refusait " d'entrer dans un débat idéologique ". Elle et Jean Jouzel sont tombés d'accord pour expliquer qu'eux, ce qu'ils voulaient, ce n'était pas la croissance du PIB, mais la croissance de l'emploi, du bien-être, etc.
Bof. Ce genre de pseudo-chiasme sophistique m'exaspère. N'ayant pas le cœur à l'ironie, je n'ai pas demandé depuis quand madame Keller et le professeur Jouzel étaient devenus objecteurs de croissance. Je n'ai pas répondu qu'en économie, lorsqu'il s'agit de croissance, on parle d'une chose unique et bien précise. Que cette chose, devenue l' alpha et l' omega de toute politique économique, est en train d'altérer de façon irréparable les conditions de vie sur Terre pour toutes les générations à venir. Et je n'ai pas lâché que le déni commence lorsqu'on tord le sens des mots. Que ce déni omniprésent et constamment perpétué par l'élite me remplit d'effroi.
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