Le long des façades, les rosiers ont repris leur escalade, il y a du monde aux terrasses des cafés, Monsieur le maire est désormais député. Pour nous, ce voyage d’une année à Avallon s’achève.
Qu’étions-nous venus y chercher? En toile de fond, il y avait bien sûr cette campagne présidentielle, moment privilégié d’auscultation d’un pays, de ses humeurs, de ses envies. On a écouté ses battements, dont l’écho parvenait ici assourdi, on a rencontré élus, militants et surtout électeurs, auprès desquels on a suivi la lente maturation d’un bulletin de vote, cette forme mystérieuse et fragile de l’intime conviction politique.
La place Vauban à Avallon. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Mais au moment de plier bagages, ce que l’on retient d’abord, c’est l’expérience singulière de la durée. Quatre saisons, à l’échelle du temps, ce n’est rien. A l’échelle du journalisme, c’est beaucoup. Presque vertigineux. Qu’allions-nous faire de tout ce temps, dans une ville de 7500 habitants, 35.000 si l’on y ajoute son « bassin de vie » comme on dit ?
Il a fallu faire l’apprentissage de la liberté, qui est parfois celle du vide. Il est plus facile de partir en reportage en sachant ce que l’on doit « rapporter » dans sa musette: une-mère-de-famille-au-chômage-qui-élève- seule-ses-trois-enfants, ou un-chef-d’entreprise-qui-se-bat-avec-l’administration (au choix, avec-les-banques), un jeune-qui-ne-trouve-pas-d’emploi (ou qui-en-trouve). Il y a un angle, comme on dit dans le métier. C’est pratique, un angle, ça évite de se disperser et parfois même de penser ou de regarder la réalité qui est à juste à côté.
Dans le temps long, il n’y a pas d’angle. On ne cherche pas, on trouve…ou on ne trouve pas. Ce n’est pas parce que l’heure des au-revoir est venue que l’on va oublier l’ennui, les doutes, l’envie de tout arrêter, les rendez-vous dont il ne sort rien et les papiers ratés. Mais quel bonheur quand au hasard d’une rencontre, on voit un sujet affleurer et s’imposer, quand on sent qu’on tient là quelque chose, une histoire à raconter qui, sans le temps, sans cette redoutable liberté, nous aurait échappé!
Avallon nous était inconnue. On cherchait une sous-préfecture, chacun ses goûts, la lecture de Simenon a cultivé celui-là (en fait, on rêvait secrètement de raconter une ville et ses notables, mais il aurait fallu y penser avant, ils ne sont plus vraiment là).
La première impression en arrivant fut justement ce contraste entre l’architecture d’une ville – la richesse du patrimoine historique, les façades rassurantes de ses institutions, l’harmonie orgueilleuse de ses demeures particulières – et le sentiment de fragilité qu’elle exprime. Une ville fière de ce qu’elle a été mais qui se demande ce qu’elle va devenir.
© Antonin Sabot / LeMonde.fr
On retrouvait chez elle une forme de nostalgie très française. Elle fut notre premier personnage. Pour bien la comprendre, on a remonté un peu le temps, le long de la Nationale 6. C’était l’été, la campagne présidentielle n’avait pas commencé mais au dos de chaque panneau, sur cette route qui raconte tant la France qui n’est plus, s’affichait le visage souriant de Marine Le Pen.
Le deuxième personnage fut la crise. Elle, on la connaissait un peu mieux, on est habitué à la raconter. On a écouté gronder sa colère. Mais on a surtout beaucoup vu ses acolytes, la solidarité, la débrouille, cette infinité de petit cercles de vie, ces « grandes actions dans les petites luttes » dont parlait Victor Hugo.
Le troisième personnage, ce fut la vie. Perfide, la vie. Entre le journalisme et elle, les relations ne sont pas si simples. La faute à l’angle, encore. On aime bien les vies qui rentrent dans une case et s’y tiennent sages, celles sur lesquelles on peut coller une étiquette. Quand ça dépasse de l’angle, on a tendance à amputer.
Il a fallu laisser cette mauvaise habitude de côté et prendre ces vies comme elles s’offraient, comme elles étaient. Raconter simplement d’autres vies que les nôtres. Danièle, la vendeuse de blouses du marché, la mue de Robert, le pèlerin de Compostelle – il est arrivé à bon port, il est heureux – la bascule de Rachid, le futur banquier d’affaires, l’histoire sans paroles des voisins Mehmet et André, le grenier politique de Roland, les vieux et beaux chiffons des soeurs Carton, le sourire de Jan dans le brouillard du Morvan et celui, retrouvé, de Bruno le caviste qui nous a tant donné.
Philippe Halloy et Jeannot Morizot. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Au départ, pour traverser ces quatre saisons à Avallon, nous étions deux, un photographe, une rédactrice. En fait, nous avons fait le voyage à cinq. Philippe Halloy est arrivé dans l’histoire dès les premiers jours. On avait poussé la porte de sa pizzeria, à Avallon, il nous a parlé de la ville qui l’avait adopté trente ans plus tôt et il nous a donné son trousseau de clés. La plus ancienne, la plus solide, ouvrait chez Jeannot Morizot. C’est là qu’on a découvert ce qu’était le granit du Morvan.
Franck Moralès ne s’est pas laissé approcher facilement. Il attendait de voir comment on allait se débrouiller avec cette ville qu’il raconte lui, depuis plusieurs années. Franck est journaliste au groupe Centre Presse auquel appartient l’Yonne républicaine et il occupe le poste de correspondant à Avallon. Il est l’empêcheur de ronronner en rond. Il n’est pas d’ici, n’a pas l’intention de s’y installer et cela lui donne une rare liberté. Ceux qui aiment la presse pour le miroir flatteur qu’elle leur tend, ont dû vite déchanter quand il est arrivé. Partout où on allait, il nous avait précédés. Il connaît tous ceux que l’on découvrait. Il nous a souvent aidés à les trouver et à ne pas nous tromper.
Franck Moralès dans son bureau de L'Yonne Républicaine à Avallon. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
Bien sûr, il reste des portes que l’on regrette de ne pas voir poussées. Dont la vôtre, Madame. Vous êtes très âgée, vous vivez en rez-de-chaussée et quand il fait beau, vous ouvrez grand vos fenêtres et écartez les rideaux de dentelle pour laisser le soleil et le mouvement de la ville entrer chez vous. Il y a du papier peint sur les murs, des fleurs dans un vase, une toile cirée, un petit canapé, des revues de mots croisés et une télé qui est souvent allumée. Et puis il y a vous, madame, assise dans le fauteuil. En face, dans un cadre, un homme en képi – un fils, un mari? – vous sourit.
Pascale et Antonin
Il est des portes que l'on n'a pas poussées. © Antonin Sabot / LeMonde.fr
PS: on ne va pas se quitter comme ça, venez avec nous chez Simone, vous ne le regretterez pas.
PS2: et un grand merci à Patricia et Eric Jodelet et à tout le personnel des Capucins qui ont veillé sur nous pendant ces quatre saisons.