Quatre variations de départ de sprint (1890 environ)
Ils sont huit à s’agenouiller aux ordres du starter, prêts à bondir derrière la ligne de départ du 100 m olympique. Mais pourquoi ?
Départ kangourou
Qui, à rebours de l’évolution de l’espèce humaine, a un jour osé se mettre à quatre pattes au lieu de se redresser afin de mieux s’élancer ? Quel est le Fosbury du sprint, à l’instar de l’américain qui se mit dos à la barre pour remporter le concours du saut en hauteur aux Jeux de Mexico en 1968 ? De même que Dick Fosbury est resté dans la postérité pour son « flop », Thomas Burke, le champion des Jeux rénovés de 1896 est souvent associé au départ accroupi, alors qu’en fait, aucun des deux n’est l’inventeur de ces techniques.
L’histoire du « crouch start » se perd entre les chroniques anglophones du XIXè siècle et les revendications d’invention, parfois sincères, de coachs ou d’athlètes. Le plus ancien document photographique attestant de cette pratique date du 12 mai 1888. Il montre quatre concurrents alignés lors d’un meeting amateur à Cedarhurst (New York). Charles Hitchcock Sherrill, longiligne athlète d’1 m 82 pour 59 kg, est le seul à ne pas partir debout et gagne, coïncidence ou pas, le 100 yards en 10 sec ½. Cet étudiant de Yale à l’éphémère parcours athlétique fera carrière en politique en tant qu’ambassadeur, avec une certaine fascination pour les dictateurs européens…
Handicap
La technique a mis quelques années avant de se répandre, le temps que les athlètes perdent l’habitude d’utiliser à l’envi toutes les variantes possibles de départ : debout, fléchi, une main au sol, bras ouverts ou serrés… Jusqu’alors, la plupart des courses étaient des duels, fortement récompensés par des parieurs. Le départ était le plus souvent donné par consentement mutuel, qui était répété jusqu’à ce que les deux professionnels s’élancent enfin simultanément. Le nombre de faux-départ, parfois vingt à la suite, bien que permettant de faire durer le spectacle, était une épreuve pour les nerfs autant pour les concurrents que pour le public… Le show proposait parfois des courses à handicap, déjà en vogue au XVIIIe siècle, attribuant une avance de plusieurs mètres au moins côté, ou encore, à partir des années 1840, en pénalisant le favori par une position désavantageuse. Parmi elles : le départ accroupi ! La rumeur de son efficacité tient paradoxalement à des victoires inattendues, et certainement à un effet de mode suscité par les victoires telles que celles de Sherrill aux USA ou McDonald en Australie.
L’avènement du sport universitaire et amateur déplace les compétitions des voies publiques vers les stades et va accélérer le processus d’adoption du départ accroupi. Les diverses positions des concurrents, de plus en plus nombreux, brouille en effet la lisibilité du départ. Les juges veillant à l’équité de la compétition plébiscitent cette méthode, où l’athlète peut rester stable et immobile en attendant le signal. Selon le décompte de l’entraîneur de Harvard J.G. Lathrop, sur 150 départs, aucun ne fut anticipé durant hiver 1891-92, et seulement un l’année suivante.
Très bien, mais les sprinteurs partent-ils plus vite pour autant ? Même au sein de l’Université de Harvard, où la technique du crouch start est enseignée avec des consignes précises d’écart de pied et de répartitions de masses sur les appuis, la réponse n’est pas évidente: au début des années 1890, Edward Bloss, détenteur du record mondial du triple saut (14 m 78), possède aussi les meilleures références connues de l’époque sur 15, 20, 30, 40, 50 et 75 yards en salle grâce à son départ debout et certainement à son gabarit explosif (1 m 63 pour 62 kg).
Départs à bloc
Cette incertitude quant à l’efficacité de la station basse a-t-elle changé avec les starting-blocks ? Contrairement à l’idée reçue, il n’ont jamais fait l’unanimité : malgré le gain de 0 s 034 vendu par George Bresnahan, l’inventeur du « support de pied » dont il a déposé le brevet en 1927, de prestigieux sprinteurs s’en sont longtemps passé, malgré l’autorisation un peu tardive de l’appareil par la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) en 1937. Le record du monde du 100 yards de Georges Simpson en 1932 (de Ohio State, comme Jesse Owens) avait bien donné quelques idées au champion américain de l’époque Frank Wykoff, mais des essais infructueux l’ont reconduits à ses habitudes.
Le Britannique Allan Wells adepte du départ sans blocs, a dû s’y adapter pour remporter le titre olympique en 1980, forcé par un tout nouveau règlement de l’IAAF imposant dans chaque couloir un appareil de détection de faux-départ niché dans les starts. Est-ce un hasard si en passant de 10 s 15 en 1978 à 10 s 11 en ¼ de finale des JO, il s’est amélioré de la marge prévue par Bresnahan ?
Le Britannique Allan Wells adepte du départ sans blocs jusqu’en 1980 (archives personnelles PJV)
Le départ accroupi a aussi connu une déclinaison, le trépied, osé par Valeri Borzov en 1974 lors des championnats d’Europe en salle et en plein air. Technique issue de tests secrets réalisés en URSS ? Blessure à la main ? Le champion olympique avait laissé malicieusement planer le doute sur ses réelles motivations face aux questions des curieux. En 2012, il m’a finalement expliqué avoir expérimenté toutes sortes de figures durant sa carrière, y compris le trépied, rapidement interdit par l’IAAF pour obliger de poser les deux mains au sol, mais rien ne lui avait permis de mieux jaillir et accélérer que le traditionnel « crouch start ».
Le Soviétique Valeri Borzov dans ses œuvres en 1974 (archives personnelles PJV)
À Rio, tous les concurrents du 100 m seront égaux sous les ordres du starter. Mais l’œil aiguisé décèlera quelques subtiles variantes : bassin plus ou moins élevé, espacement des bras et des jambes, orteils calés à l’extrémité haute des blocs, mains posées légèrement en décalage pour synchroniser leur premier mouvement avec celui des jambes… La médaille d’or se joue peut-être dans ces détails, avant même le coup de feu du starter !