Eloigner le Chef (Clovis Cornillac) de son royaume était la meilleure façon de découvrir qui il était vraiment. De le descendre de son piédestal et de le jeter dans la fosse. En l’occurence des « batailles », un peu façon fight club, dans lesquelles les participants s’affrontent en consommant des mets dont certains sont empoisonnés tandis que sur le balcon de la galerie une foule indistincte vocifère et parie.
Le Chef a perdu son statut mais il n’a pas perdu son talent. Tout l’enjeu de cette deuxième saison est de réconcilier l’un et l’autre en montrant la précarité de cet équilibre. La saison 1 péchait principalement par sa trop grande ressemblance avec le film d’animation Ratatouille qui est une digression sur la reconnaissance et le rejet des préjugés. En clair, le génie se niche là où on ne l’attend pas et sa légitimité se heurte à l’intolérance. Pas à l’imagination mais à l’intolérance en tant que gardienne d’un ordre social.
La saison 2 de Chefs dépasse la conciliation entre des points de vue divergents et concurrents pour s’intéresser aux contradictions individuelles. Le Chef, mais également Romain (Hugo Bekcer) ou Yann (Nicolas Gob) ou Delphine (Anne Charrier) ou Charlène (Joyce Bibring) sont totalement responsables de leur situation personnelle. Leurs échecs ou leurs réussites éphémères sont les résultats de leurs actes, de leur manque de discernement ou de leur tempérament.
De même que la composition d’un plat d’exception exige une part d’adaptation et d’improvisation (il exige quelque chose qui ne peut ni être expliqué, ni théorisé), de même la construction d’un cuisinier hors pair exige des ingrédients uniques. Ce que montre bien la série est la coïncidence entre celui qui manie le couteau et l’assiette qu’on enlève du passe-plat.
Pour que ce jeu de miroir puisse s’accomplir, il fallait paradoxalement renoncer à montrer la cuisine, l’envers du décor. Il fallait réduire le menu à la part congrue et s’attacher à ceux qui le rédigent. Chacun à son tour, le Chef, Romain, Yann et Charlène passent par ce révélateur. Ils affrontent ce test de personnalité dont le résultat, s’il est toujours provisoire, leur donne une indication partielle sur leur identité.
Là où la série d’Arnaud Malerbe et Marion Festraëts est devenue maligne est dans son dépassement du genre. Jusqu’alors on était dans une proposition extrêmement classique: une histoire assez basique de père et de fils caché, un combat de coqs ou un concours de celui qui pisse le plus loin. On est désormais dans une fiction où les personnages féminins se voient accorder toute la place nécessaire.
L’exotique et l’universel
Delphine, Charlène et les petites nouvelles, Clara (Leslie Medina), sommelière talentueuse et nièce d’Edouard (Robin Renucci), et Cindy (Sara Mortensen), la barmaid tatouée qui doute de son talent, dépassent leur féminité et revendiquent un statut égal dans un monde encore très machiste où l’ingrédient principal demeure la testostérone.
On n’est pas dans une revendication post-féministe comme cela peut être le cas de certaines séries scandinaves: les curseurs ne sont pas poussés assez loin. Mais il est évident qu’on est en route dans cette voie, qu’une tentative est menée en ce sens. Elle se heurte au parti pris radical adopté par certains nordiques : l’impossibilité de l’aventure amoureuse. Le sacrifice de la sexualité, le dépassement du genre et la négation de la famille comme on le voit dans The Killing, dans The Bridge et même dans une moindre mesure dans Borgen.
Cela dit, l’équilibre entre les genres est atteint en ce que chaque personnage masculin (à l’exception de Yann) possède une part de féminité et chaque personnage féminin assume une dimension masculine. Cela permet un dépassement de ces notions d’autant plus intéressant que l’environnement est extrêmement hiérarchisé et qu’il repose sur cette chose indéfinissable qu’est le talent. Cette chose face à laquelle on est tous inégaux.
L’aspect romantique est une option qui se justifie d’autant mieux qu’elle oscille entre une instabilité chronique et les tentations assouvies pour certains (Yann et Romain) et une stabilité durable et une (relative) fidélité silencieuse pour d’autres (le Chef et Delphine) même si rien n’est jamais simple, ni évident. Cette deuxième saison s’impose comme un thriller (avec les interminables magouilles vengeresses d’Edouard) et comme une assez belle histoire d’amour.
Enfin, l’aspect « local » typiquement français est pris en charge par les personnages tertiaires, dans le bistrot de quartier ou la ferme familiale, qui viennent se mêler à un univers globalisé, un émir sourcilleux et insatisfait ou un conseil d’administration invisible et imprévisible. Chefs assume une « glocalité », recette mélangeant l’universel et l’exotique, qui favorise les ventes de droits à l’étranger.
Mais le message le plus évident – et là encore il fallait pour cela sortir de la cuisine – est que la nourriture est un langage commun à tous les humains quels que soient l’endroit, l’origine sociale, la culture ou la tradition. Un détenu menaçant dans une maison d’arrêt, un maraîcher asiatique caricatural, un prince musulman, une tenancière de restau chinois ou une bordée de paysans déjeunant dans un boui-boui de campagne partagent tous le sens du goût.
Ils ne mangent pas la même chose, ils n’accommodent rien de la même façon, mais ils attachent tous la même importance aux aliments qu’ils placent dans leur bouche. Ce constat permet de refermer cette saison 2 qui est en forme de boucle en le mettant en regard de la scène départ, celle de la « bataille » des plats. Ce que l’on mange est vital et ne pas y prendre garde est déjà renoncer un peu à son humanité.
(Photo: France 2. Dessin: Martin Vidberg)
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