En prononçant, jeudi 18 février, la relaxe du chanteur Orelsan, la cour d’appel de Versailles a rendu une décision qui risque de marquer durablement le droit de la liberté d’expression en France. Le rappeur était poursuivi par plusieurs associations de défense des droits des femmes, Chiennes de garde, Collectif féministe contre le viol, Fédération nationale solidarité femmes, Femmes solidaires et Mouvement français pour le planning familial, pour plusieurs chansons interprétées lors d’un concert à Paris en mai 2009
au Bataclan.
Parmi les textes incriminés de son album Perdu d’avance, figuraient les propos suivants : « Renseigne-toi sur les pansements et les poussettes. Je peux faire un enfant et te casser le nez sur un coup de tête », « J’respecte les schnecks [les filles] avec un QI en déficit, celles qui encaissent jusqu’à devenir handicapées physiques » ou encore cette expression ; « Ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner », en référence explicite à mort de l’actrice Marie Trintignant, à la suite des coups portés par son compagnon Bertrand Cantat.
En mai 2009, la pourtant très libérale 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, qui construit jour après jour la jurisprudence en matière de liberté d’expression, avait considéré que certains de ces propos constituaient bien le délit de « provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur sexe » et avait condamné le rappeur Orelsan, de son vrai nom Aurélien Cotentin, à 1 000 euros d’amende avec sursis ainsi qu’au paiement de 1 euro symbolique à chacune des associations parties civiles.
Sur ce sujet hautement sensible de la violence faite aux femmes, la cour d’appel de Versailles, présidée par Olivier Leurent vient de prendre le contre-pied. Sa décision, longuement motivée, illustre le cheminement des juges entre les deux impératifs contraires que leur fixe la société : d’un côté, assurer la protection de tout groupe – à raison de son sexe ou de sa religion – contre la discrimination ou l’incitation à la violence ou à la haine. Défendre d’autre part, ces principes démocratiques, souverains entre tous, que sont la liberté d’expression et de création artistique.
L’affaire des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo jugée en mars 2007 devant le tribunal correctionnel de Paris – qui s’était conclue par la relaxe de l’hebdomadaire satirique et qui a nourri la tragédie des attentats de janvier 2015, n’en finit pas de montrer combien l’équilibre est périlleux et lourd d’enjeux.
L’arrêt de la Cour rappelle tout d’abord que :
« Le domaine de la création artistique parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de nature à interdire des modes d’expression, souvent minoritaires, mais qui sont aussi le reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie. »
Or, relève l’arrêt, le rap est « par nature un mode d’expression brutal, provocateur, vulgaire, voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée ».
La question qui s’est posée aux juges était donc de déterminer si les paroles incriminées cherchaient volontairement à injurier les femmes et à inciter à la violence contre elles ou si elles étaient d’abord et principalement « l’expression du malaise » d’une partie d’une génération. C’est cette deuxième voie que la cour d’appel de Versailles a retenue :
« Orelsan dépeint, sans doute à partir de ses propres tourments et errements, une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale et sexuelle » et que les propos de ses personnages sont également « le reflet du malaise d’une génération sans repère, notamment dans les relations hommes femmes ».
Relevant que le rappeur « n’a jamais revendiqué à l’occasion d’interviews ou à l’audience, la légitimité des propos violents provocateurs ou sexistes tenus par les personnages de ses textes », la cour estime que « la distanciation avec ces propos, permettant de comprendre qu’ils sont fictifs, est évidente ».
La cour souligne que de tels propos exprimant aussi brutalement la violence des rapports entre les hommes et les femmes ne sont d’ailleurs pas seulement l’apanage du rap. « Le cinéma s’en est fait largement l’écho ces dernières années et il serait gravement attentatoire à la liberté de création que de vouloir interdire ces formes d’expressions. »
Sanctionner de tels propos « au titre des délits d’injures publiques à raison du sexe ou de la provocation à la violence, à la haine et à la discrimination envers les femmes reviendrait à censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi et du sentiment d’abandon d’une génération en violation du principe de la liberté d’expression », conclut la cour en prononçant la relaxe du rappeur.