Dominique Strauss-Kahn à Kiev, en Ukraine, le 11 septembre 2015.
Où finit l’individu et où commence le personnage ? Où meurt la réalité et où naît la fiction ? Les droits d’un homme sont-ils solubles dans la littérature ? A ces questions générales, l’audience qui s’est tenue jeudi 24 mars devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris en a ajouté une singulière : à qui Dominique Strauss-Kahn appartient-il depuis son arrestation en mondiovision à New-York le 14 mai 2011 ?
L’objet du débat : les poursuites en diffamation intentées par Dominique Strauss-Kahn contre l’écrivain Régis Jauffret pour La ballade de Rikers Island, publié au Seuil en janvier 2014. Sa quatrième de couverture annonce clairement le propos: « Ce roman relate des événements qui se sont déroulés au XXIe siècle. Le président d’une institution financière internationale est accusé de viol par une femme de chambre africaine. Il est incarcéré pendant quelques jours dans une prison du continent américain. Libéré sous caution, les poursuites sont finalement abandonnées. A la suite de cet incident, sa carrière est brisée et son épouse demande le divorce. Seule la célébrité dont semblait jouir l’accusé à cette époque a pu pousser quelqu’un à s’en emparer. »
Pour Régis Jauffret, « Dominique Strauss-Kahn est devenu un mythe, il ne s’appartient plus. » De cela, l’ancien président du FMI a pris acte, il ne poursuit pas l’écrivain pour atteinte à la vie privée. Mais les dernières pages de La Ballade de Rikers Island décrivent, au présent de l’indicatif, une scène de viol dans la fameuse suite 2806 du Sofitel de New York entre le personnage principal – dont le nom n’est jamais cité au fil des 432 pages – et la femme de chambre explicitement désignée sous son identité de Nafissatou Diallo. Ce terme de « viol » a également été repris par Régis Jauffret lors d’une émission sur France Inter.
« Réalité augmentée »
« Le roman, c’est la réalité augmentée », a pris soin d’inscrire l’écrivain en exergue de son ouvrage. « Une réalité augmentée d’une diffamation pure et simple », a soutenu l’avocat de Dominique Strauss-Kahn, Me Henri Leclerc, en rappelant que cette accusation de viol n’a pas été retenue par l’enquête pénale instruite par le tribunal de New York – une transaction civile, dont les clauses sont confidentielles, a été conclue entre les deux parties en décembre 2012.
« Quand le roman paraît, en 2014, le monde entier sait que les poursuites contre Dominique Strauss-Kahn ont été abandonnées » a plaidé Me Christophe Bigot, l’avocat de Régis Jauffret, revendiquant le droit absolu de l’écrivain à « prendre une affaire dont la matière est romanesque, accentuer les traits, malaxer le réel », comme il l’a déjà fait dans deux précédents ouvrages, Sévère, inspiré du meurtre du banquier Edouard Stern et Claustria, qui se nourrit de l’affaire Fritzl, la séquestration et les viols d’une jeune femme par son père en Autriche. « Si vous le lui interdisez, vous condamnez un genre littéraire », a affirmé en écho Me Bénédicte Amblard, l’avocate du Seuil.
Entre le personnage et le justiciable, le procureur a choisi. Pour lui, le « pacte fictionnel » entre l’auteur et le lecteur n’est pas respecté dans cette scène finale, « description clinique d’un viol » dont Dominique Strauss-Kahn apparaît « nécessairement coupable », ce qui constitue bien, selon lui, le délit de diffamation. La défense de l’ancien président du FMI demande à l’auteur et à l’éditeur 50 000 euros de dommages et intérêts, plus 50 000 euros pour les propos tenus sur France Inter, ainsi que l’insertion d’un encart dans chaque exemplaire déjà édité du livre et la suppression des passages incriminés dans toute nouvelle édition de l’ouvrage.
Le jugement a été mis en délibéré au 2 juin.