Ces temps-ci, plusieurs affaires judiciaires visant le trafic d'influence ont fait la une des journaux, notamment celles qui touchent les hautes sphères de la hiérarchie policière. La dernière en date concerne Bernard Squarcini, l'ancien patron du Renseignement intérieur. On peut toujours en déduire que les flics sont moins honnêtes qu'auparavant ou les juges plus sévères, mais la réalité est tout autre : le marché de la sécurité et du renseignement est devenu un champ de mines - de mines d'or, s'entend !
Dans les entreprises, notamment les grands groupes, l'espionnage est aujourd'hui une bête noire. Elles sont tenues de se protéger - et accessoirement, mais il ne faut pas le dire, de rendre la pareille à leurs concurrents. On comprend bien que ni le droit ni la morale n'ont de place dans cette guerre underground ou tout est permis sauf de se faire prendre. Ainsi, peu de gens sont au fait des arcanes des énormes marchés militaires que la France a récemment remportés ! Or, dans ce jeu off, les services de l'État ne sont pas innocents, mais ils ne doivent pas apparaître : il leur faut une couverture. Qui est mieux placé qu'un ancien de leurs services ! C'est ainsi que nombre de policiers ou de militaires (pas nécessairement des gendarmes) se lancent dans l'aventure, oubliant parfois qu'ils agissent désormais sans gilet pare-balles.
Et les balles proviennent d'une loi du 4 juillet 1889 qui est issue d'un trafic de décorations.
En cette fin du XIXe siècle, le député Daniel Wilson, gendre de Jules Grévy, le président de la République, avait installé à l'Élysée une sorte de " ministère des recommandations et des démarches ". Il se targuait entre autre d'obtenir des médailles, notamment la Légion d'honneur, à qui le voulait moyennant une modeste rétribution. Condamné pour corruption, il fut relaxé en appel, car le délit de corruption suppose l'accomplissement d'un acte relevant des fonctions de la personne mise en cause, ce qui n'était pas le cas, puisqu'il se contentait de " vendre " son influence. Il n'avait qu'un rôle d'intermédiaire. C'est ainsi qu'est apparu dans le code pénal le délit de trafic d'influence (art. 432-11-2). L'histoire ne dit pas si Wilson a voté cette loi, puisque, après sa relaxe, il a continué de siéger au Parlement. Il fut même réélu en 1893 et 1898.
Le trafic d'influence est donc l'avatar de la corruption. Pour la mise en scène, il faut au moins deux personnages, chacun étant coupable d'un délit distinct :
- Le trafic d'influence actif - Il concerne celui qui cherche à profiter d'un avantage en faisant appel à un " représentant " de l'État (fonctionnaire, chargé de mission ou élu), susceptible d'intervenir directement en sa faveur.
Peu importe que la demande soit suivie d'effet ou non, elle est punissable. Il n'existe donc pas de " tentative de trafic d'influence ".
- Le trafic d'influence passif - S'en rend coupable celui qui par sa position peut intercéder auprès des services officiels pour obtenir l'avantage qui lui est demandé. Le simple fait d'intervenir pour obtenir un permis de construire ou simplement pour faire renouveler un passeport en urgence peut donc tomber sous le coup de la loi.
D'une manière ou d'une autre, le trafic d'influence doit être rémunéré, par " des offres, des promesses, des dons, des présents, des avantages quelconques ", nous disent les textes. L'exemple qui vient à l'esprit est le financement d'un parti politique pour service rendu, mais il peut s'agir d'un simple échange de bons procédés, par exemple la réparation gratuite de son véhicule, la peinture de son appartement, etc.
En principe, sans contrepartie, pas de délit. Le fait d'user gratuitement de son influence pour faire avancer un dossier ou pour obtenir une information ne tombe pas sous le coup de la loi. Sauf si cela constitue la base d'un autre délit. Ainsi, cet ancien policier qui au nom de l'amitié solliciterait d'un collègue en activité un renseignement banal, ne devrait pas être poursuivi pour trafic d'influence (c'est la théorie). En revanche, si ce dernier, pour répondre à la demande, viole le secret de l'enquête ou de l'instruction... les deux risquent de passer au trapèze (Voir sur ce blog : Le secret de l'instruction a-t-il encore un sens ?).
À noter qu'à ce jour, le simple piston n'est pas punissable.
La question est donc de déterminer si l'utilisation des relations que l'on a pu se faire dans l'exercice d'une fonction officielle peut être considérée comme légale ou non ! Dans ce domaine, les juges qui jugent ne donnent pas toujours raison aux juges qui enquêtent. Quant à la presse, elle y va de bon cœur. Ainsi, dans un article récent, Challenges titrait : " Pour les anciens grands flics, la reconversion peut être périlleuse. " Rien à dire, c'est vrai ! Dans cet article (où figurait même la photo du général Denis Favier, qui vient de rejoindre le groupe Total), il est question des " liaisons dangereuses entre grands flics et entreprises ", avec en exemple une liste de cinq ou six noms de policiers connus qui ont rejoint le secteur privé. Certains depuis dix ou vingt ans. Et ils n'auraient pas le droit de travailler dans leur domaine de compétence ! Alors qu'à l'approche d'élections qui s'annoncent désastreuses pour le pouvoir en place, les ministres doivent faire face à l'exode des personnels de cabinet qui s'envolent vers des emplois plus stables et sans doute plus rémunérateurs. Mais je suppose qu'ils n'utilisent pas leur " influence ". Même les retraités sont de la partie. Ainsi, dans Le Canard du 5 octobre on apprenait que Jack Lang, 77 ans, venait d'être chargé de mission sur les œuvres d'art en péril, alors que depuis 2013, il est déjà à la tête de l'Institut du monde arabe, " 10 000 euros par mois qui viennent s'ajouter à ses retraites de professeur d'université, de député, de maire, etc. "
Nommément cité, Charles Pellegrini a pris sa plume pour répondre à la rédactrice en chef de Challenges : " Quand un politique, un énarque (ce sont souvent les mêmes), un dirigeant de la DGA [direction générale de l'armement] part dans le privé avec ses réseaux, il " pantoufle ", quand c'est un policier, il entame des " liaisons dangereuses ". "
Il est vrai que des pantoufles, pour un flic...
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