L’entreprise libérée, réforme du travail ou dégraissage new look ?

Publié le 28 juin 2016 par Frédéric Joli

Logo-titre du film de Martin Meissonnier paru sur ARTE en 2015 qui a fait connaître le mouvement des entreprises libérées

NEWS NEWS NEWS L’Usine Nouvelle, Actionco, Acteurs de l’économie, la plupart des journaux économiques, les Echos en tête, qui publient un dossier HappyAtWork 2016, consacrent ce mois-ci des dossiers sur « l’entreprise libérée », annoncent des colloques, des séminaires, tandis que la CGT continue de mobiliser contre la loi du travail. Que signifie cette expression de tonalité bien libertaire dans le monde de l’entreprise ? Quels en sont les défenseurs, quelle est leur philosophie du travailleur, de l’encadrement, des directions ? Qu’en disent les critiques ? S’agit-il d’un véritable mouvement de réforme du travail ou d’une nouvelle méthode de management ? Enquête (publiée en partie dans Le Monde IDEES, 10-11 juin)

Les humains détestent le travail, l’effort, les responsabilités. Ils consacrent l’essentiel de leur talent à déjouer les règlements ; leurs seules motivations sont le salaire et la sécurité de l’emploi. En conséquence, les directions des entreprises doivent les affecter à des tâches limitées et les soumettre à une hiérarchie autoritaire.

Cette vision pessimiste des employés par les manageurs a été appelée la théorie X par un professeur de management du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Douglas McGregor, ancien dirigeant d’entreprise.

Dès les années 1960, il lui oppose dans un ouvrage célèbre, The Human Side of Enterprise (La Dimension humaine de l’entreprise, Gauthier-Villars, 1970), la théorie Y. Celle-ci avance que travailler est une activité naturelle et gratifiante. Dès lors qu’une direction fait confiance à un employé, lui fixe des objectifs correspondant à ses talents, celui-ci s’épanouit, devient performant et n’a pas besoin d’être dirigé.

Patrons atypiques

Depuis quelques années, la théorie Y de McGregor inspire explicitement un courant d’idées radical, à la fois théorique et entrepreneurial : le mouvement de l’« entreprise libérée ». Mis en œuvre par des patrons atypiques dans trente entreprises françaises, parfois depuis plus d’une décennie, mais aussi par des sociétés innovantes aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Inde, il est vanté par plusieurs théoriciens renommés du management.

D’après leurs expériences, la théorie X, qui fait toujours autorité dans le monde du travail, est battue en brèche : l’autonomie et le contentement des employés affranchis des pressions hiérarchiques fait naître des entreprises dynamiques et innovantes.

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L’un des penseurs du mouvement, Isaac Getz, professeur à l’école de commerce ESCP Europe, coauteur de Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises (avec Brian M. Carney, Flammarion, Clés Champs, 2016), rappelle que les chiffres sont parlants : en France, d’après des enquêtes Gallup d’octobre 2014, 11 % seulement des salariés se disent « engagés » dans leur travail, 61 % sont « désengagés » et viennent juste« chercher leur salaire », et 28 % sont « activement désengagés », c’est-à-dire malheureux dans l’entreprise.

En s’appuyant sur l’étude de vingt cas, le chercheur donne cette définition de l’entreprise libérée : « C’est un environnement organisationnel dans lequel la majorité des salariés sont complètement libres et responsables d’entreprendre toutes les actions qu’eux-mêmes – pas leurs supérieurs ni même les procédures – décident comme étant les meilleures pour réaliser la vision de leur entreprise. » Pour y parvenir, précise-t-il, le rôle de pilotage de la direction est essentiel, tout comme son élaboration d’une « vision d’entreprise ». Il ne s’agit pas d’autogestion ouvrière ou d’une libération « anarchique », mais d’une amélioration concertée.

Lire la chronique d’Isaac Getz :   L’entreprise libérée est une question de philosophie, ses créateurs… des anti-bureaucrates

La « pyramide des besoins fondamentaux »

Cette nouvelle vision de l’entreprise s’inspire des analyses du père de la psychologie humaniste, l’Américain Abraham Maslow (1908-1970), sur la « pyramide des besoins fondamentaux » : tout individu éprouve, outre son aspiration à la survie et à la sécurité, un besoin vital d’« estime de soi » et d’« accomplissement » qu’il peut combler au travail.

Dans un monde de plus en plus individualiste, les employés aspirent à gagner en autonomie, en créativité. Pour Frédéric Laloux, auteur de Reinventing Organizations. Vers des communautés de travail inspirées(Diateino, 2015), l’entreprise libérée est « un nouveau paradigme qui privilégie les processus ascendants, recueillant l’avis de tout le monde. Il établit que les chefs devraient être au service de ceux qu’ils dirigent. » Pour lui, une nouvelle ère du travail et de la société capitaliste s’ouvre, qui va donner « une nouvelle extension au concept d’humain » en permettant que l’homme s’épanouisse dans l’entreprise. S’appuyant sur les travaux du philosophe new age Ken Wilber, il l’appelle « le stade évolutif intégral », où le travail changera de statut : de contrat productif entre un employeur dirigiste et un employé obéissant, il intégrera le besoin d’accomplissement individuel défini par Maslow et prôné par les partisans de l’entreprise libérée.

Gary Hamel, professeur à la Harvard Business School et à la London Business School, un des gourous de la nouvelle gestion d’entreprise, défend des idées proches dans La Fin du management (coécrit avec Bill Green, Vuibert, 2008). Il veut se faire entendre de tous les employés « que paralyse la bureaucratie, qui craignent que le “système” n’étouffe l’innovation, (…) qui se demandent pourquoi la vie en entreprise devrait nécessairement être démoralisante, qui sont convaincus que les salariés sont vraiment assez intelligents pour se manager tout seuls ».

Pas de cadences, pas de pointeuses, pas de contrôleurs

Très concret, Hamel explique dans son essai comment un grand patron comme William L. Gore, fondateur de l’entreprise chimique W. L. Gore & Associates et inventeur du textile ­Gore-Tex, a « libéré » son entreprise.

Il a réduit la hiérarchie au minimum en mettant en place des équipes indépendantes et responsables, qui agissent sans attendre la validation de la direction. Les leaders sont élus et se comportent plus comme des « animateurs » que comme des chefs. Les employés choisissent leurs projets en fonction de leurs compétences et de leurs envies. Chacun travaille à son rythme dès lors qu’il réalise ses objectifs. S’il peine, un employé plus ancien devient son « sponsor » jusqu’à ce qu’il trouve son sweet spot, la place où il concilie ses envies, son savoir-faire et les objectifs de la société.

Il faut croire que le système fonctionne : la filiale française « libérée » de W. L. Gore & Associates a reçu en 2014 un prix attribué par le réseau de ­cabinets-conseil en gestion des ressources humaines Great Place to Work (« un bon endroit où travailler »), présent dans 45 pays.

Un autre patron développe des idées semblables : Jean-François Zobrist, ancien directeur de la fonderie FAVI, une PME de 400 personnes. Ce personnage haut en couleur explique, dans le documentaire Le Bonheur au travail, de Martin Meissonnier, dont la diffusion sur Arte en 2015 a popularisé le concept d’entreprise libérée, comment il a libéré l’initiative de ses ouvriers en supprimant l’encadrement : « Grosso modo, il y a 2 % ou 3 % de branleurs dans les entreprises. Pour ceux-là, on met en place une structure hiérarchique qui gère les 97 % de gens sérieux. Et nos ouvriers sont brimés par cette structure. »

Chez FAVI, pas de cadences, de pointeuses, de contrôleurs : les ouvriers organisent eux-mêmes le travail. La définition de Zobrist de l’entreprise libérée ? Faire confiance aux employés : « La confiance rapporte plus que le contrôle. Le coût du contrôle est devenu tellement exorbitant que les déviances que pourrait générer l’absence de surveillance ne coûtent rien en regard du prix du contrôle. » Même réflexion à la biscuiterie Poult, chez le groupe de bâtiment Hervé ou chez le fabricant de clôtures Lippi.

Management 2.0

Ces procédures verticales et autoritaires, explique Isaac Getz, ont été mises en place sur la base des « opinions bien ancrées des patrons sur la nature humaine, lesquels sont persuadés que leurs salariés n’ont pas envie de travailler ni d’apprendre ».

Du coup, il serait préférable de les diriger durement – ou encore « par le stress ». Historiquement, rappelle-t-il, cette idée d’« un ordre naturel » hiérarchique et directif du travail est apparue pendant la révolution industrielle, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, quand les manufactures ont employé massivement des ouvriers d’origine rurale à qui on confiait des tâches simples et parcellisées.

Cette organisation disciplinaire a fort bien réussi : elle a accéléré l’industrialisation et mené à « l’organisation scientifique du travail » prônée par Frederick W. Taylor qui, selon Isaac Getz,« spécifie dans le détail les procédures de chaque opération de fabrication, affectant à chacun des tâches limitées et répétitives ».

Par la suite, ces principes de management ont peu à peu gagné l’ensemble du monde du travail, les PME, le secteur tertiaire et les bureaux. Or ils ne sont plus du tout adaptés à notre époque, qui rêve d’accomplissement personnel, ni à l’ère d’Internet et du Web 2.0, où les employés deviennent capables d’apprendre par eux-mêmes et d’en savoir plus sur leur métier, leur entreprise et ses performances.

« Au sein d’une organisation déhiérarchisée, chaque acteur dispose par lui-même, grâce aux nouvelles technologies, de l’ensemble des informations utiles à son action », explique, dans l’ouvrage collectif De la pyramide aux réseaux (Autrement, 2007), le PDG du groupe français Hervé (2 800 salariés), Michel Hervé, qui a organisé la participation et la prise d’initiative de tous ses employés grâce au Web 2.0.

Résultat, comme le fait remarquer Frédéric Fréry, professeur au département Stratégie hommes et organisations de l’ESCP Europe, les fonctions d’encadrement changent du tout au tout. « Les manageurs voient en effet leurs missions profondément évoluer avec le management 2.0 : loin du management classique (prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler), ils doivent plutôt élaborer, initier, filtrer, animer et incarner la décision collective. Historiquement décideurs, ils doivent devenir mentors, modérateurs ou porte-parole. »

« Dictature du prolétariat »

Ces idées avant-gardistes sont très critiquées, que ce soit par des syndicalistes, des patrons ou d’autres théoriciens de la gestion d’entreprise. Expert en management, François Geuze parle ainsi de l’entreprise libérée comme du « sirop typhon » de la chanson : elle prétend guérir tous les maux, alors qu’elle est nocive.

En diluant l’encadrement au profit de collectifs, elle risque de mener à la « soumission volontaire » de tous et au renforcement du pouvoir d’un seul, « le dirigeant bon petit père des peuples ». En affirmant que le rôle des cadres se réduit à la prescription et à la surveillance, elle abolit leur apport indispensable dans « les fonctions de mobilisation, d’évaluation, de prévision » et d’« acquisition des compétences ». En supprimant les« contrôleurs », elle ne supprime pas le contrôle : tout le monde va donc surveiller tout le monde. Ce sera, ironise-t-il, « la dictature du prolétariat ».

Lire la tribune :   Jusqu’où peut-on « libérer » l’entreprise ?

L’entreprise libérée finirait-elle par devenir antisociale ? Dans une tribune publiée par Les Echos, le 27 mai 2015, Loïc le Morlec, spécialiste en organisation au cabinet de conseil LLM, se demande s’il ne s’agit pas, au fond, d’une rude opération de cost ­killing et de dégraissage de l’encadrement présentée de façon new look- ce qui expliquerait le succès financier de plusieurs de ces sociétés ?

Rappelant que de nombreuses PME au management classique et à la maîtrise préservée réussissent très bien, il avance que nous manquons de recul sur l’entreprise libérée : « Il n’est pas prouvé que l’autogestion des salariés de l’entreprise libérée offre un meilleur potentiel de valeur qu’une organisation responsable avec un encadrement intermédiaire. »

En cela, il rejoint les critiques des syndicats, mais aussi les analyses de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello exprimées dans Le Nouvel Esprit du capitalisme ­ (Gallimard, 1999). Ces sociologues montrent comment la« critique artiste » du travail et du taylorisme, au nom de la réalisation personnelle, a inspiré les experts en gestion des années 1970 et 1980.

En récupérant les discours autogestionnaires et libertaires de Mai 68, ils ont introduit au cœur du management une exigence d’enthousiasme, de mobilité, de flexibilité, de disponibilité et d’auto-organisation. Ce qui a eu pour effet de revivifier l’exploitation capitaliste, puisque les employés y étaient associés.