Le pape Urbain II appelle à la croisade à Clermont (1095). Ernest Lavisse (Armand Colin)
NEWS NEWS NEWS En cette rentrée politique, la polémique sur « les racines chrétiennes de la France » et de l’Europe enfle. Certains, comme Nicolas Sarkozy et Marion Maréchal-Le Pen les disent « essentiellement chrétiennes ». A gauche , on insiste sur l’importance de la laïcité, tandis que le pape François parle depuis mai des « racines au pluriel » de l’Europe, expliquant : « Quand j’entends parler des racines chrétiennes de l’Europe, j’en redoute parfois la tonalité, qui peut-être triomphaliste ou vengeresse. »
Nous nous sommes entretenus avec Philippe Portier, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Paris-Sorbonne), où il occupe la chaire Histoire et sociologie des laïcités, auteur de L’Etat et les religions en France. (PUR, 2016) pour remettre ce débat en perspective (publié dans le Monde Idées)
Pourquoi ce débat sur les racines de la France et de l’Europe apparaît-il aujourd’hui ?
Philippe Portier. L’idée de nation fait son retour. Elle a été oubliée à partir des années 1960 du fait de l’expansion de l’individualisme, de la construction européenne et de l’idéal de la« mondialisation heureuse ». La nation, qui avait accompagné l’émancipation des peuples aux XIXe et XXe siècles, apparaissait alors liée à une vision conservatrice de l’histoire, à une vision fermée de la société. Elle revient à partir des années 1990.
A gauche, certains, tel Jean-Pierre Chevènement, l’associent au monde de la « raison universelle ». A droite, on la rattache plus volontiers à ses « racines chrétiennes ». Philippe de Villiers lance le mouvement. Toute une partie de la droite le rejoint, tel Nicolas Sarkozy dans son discours du Latran, en décembre 2007.
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Nous nous sommes installés, depuis les années 1980, dans un monde nouveau, celui de la « seconde modernité », selon l’expression du philosophe allemand Ulrich Beck : la mobilité et la mondialisation, qu’on identifiait hier encore au progrès, ont partie liée avec l’incertitude. L’Etat ne semble plus en mesure de maîtriser la course de l’histoire : on le voit impotent face aux pressions de l’environnement, aux contraintes économiques, aux flux démographiques comme aux inventions biotechnologiques, dans un contexte social marqué par une individualisation croissante des conditions. Cette situation, qui génère de fortes inquiétudes chez une population rassemblée dans une sorte de « communauté de la peur », fait naître un besoin de stabilité et de repères.
Or, la thématique de la nation permet de dessiner un ordre de la maîtrise, où le pouvoir politique pourrait retrouver sa capacité d’action à l’intérieur de ses frontières. Sa note chrétienne décrit une appartenance culturelle commune, souvent mythifiée, qui joue comme opérateur de rassemblement et d’enracinement. La réception de l’idée de « nation chrétienne » dans le débat public et l’opinion ne procède sans doute pas seulement du désir de s’inscrire dans une lignée mémorielle partagée, mais aussi du dessein de se démarquer d’un islam dont la visibilité inédite – sans parler de ses développements terroristes – suscite un sentiment de malaise, et même de « panique morale ».
Clovis apprend le catéchisme (498). Ernest Lavisse (Armand Colin)
Mais qu’en est-il historiquement ? Ne faut-il pas parler de pluralité plutôt que d’une culture fermée sur elle-même ?
D’où vient l’identité de la France, qu’on ne peut d’ailleurs fixer dans une formule immuable ? Il est toujours difficile de trancher entre les discours généalogiques, qui renvoient souvent notre être national à une matrice unique. En fait, une culture est le fruit de rencontres, de croisements, d’échanges, de mutations. La nation est toujours, selon la formule de l’historien américain Benedict Anderson, une « communauté politique imaginée », qui rassemble des individus sur l’assise d’un récit qui ne s’impose qu’au terme d’un conflit de discours. On l’a bien vu au XIXe siècle, lorsque les tenants de la nation républicaine, issue de la Révolution, se sont opposés aux tenants de la France chrétienne, née du baptême de Clovis.
Prenez les droits de l’homme, qui nous fondent aujourd’hui. Ils ont été rapportés tantôt à la seule inventivité des Lumières, tantôt, comme chez le philosophe catholique Jacques Maritain, à l’influence du christianisme. Sur cette question, sans doute faut-il prendre au sérieux l’analyse du philosophe et politiste canadien Charles Taylor : elle montre clairement l’entremêlement de certaines traditions chrétiennes (le thomisme, le nominalisme, le protestantisme, à des titres différents) et de la tradition rationaliste, qui introduit une véritable rupture entre le politique et le religieux.
Mais la civilisation française est aussi marquée par des sources plus lointaines, comme le droit romain et la pensée grecque, redécouverts aux XIIe et XIIIe siècles. Dans cet ensemble se manifeste une certaine influence musulmane à travers la médiation des philosophes arabes. Les travaux de Jack Goody[L’Islam en Europe, La Découverte, 2004] permettent de justifier le mot du pape François : « Les racines de l’Europe – et celles de la France en son sein – sont plurielles. » Cela dit, les réflexions théoriques (la centralité de l’idée de dignité), les modèles politiques (la place de la verticalité dans l’ordre politique), les valeurs sociales (la place de la terre dans notre imaginaire) et les productions artistiques très diverses du monde chrétien ont énormément pesé dans notre façon de nous représenter le monde.
Revenons sur cette histoire religieuse. Quand on parle des racines chrétiennes de la France, on évoque un pays couvert d’églises et de cathédrales. A quelle époque ce mouvement d’évangélisation a-t-il eu lieu ?
Au cours du premier millénaire. Des foyers de christianisme sont attestés dès le début de notre ère, mais il faut attendre les Ve et VIe siècles pour que le christianisme se diffuse à l’ensemble du territoire de la France actuelle, notamment sous l’effet de l’action des rois Francs et des monastères.
C’est ensuite sous les Carolingiens, à partir du VIIIe siècle, que se consolident les structures institutionnelles, sociales et mentales du christianisme, avec un contrôle bien plus affirmé de l’évêque sur ses prêtres et ses fidèles, que ce soit dans les centres urbains ou dans les paroisses rurales. A noter aussi, à partir du IXe siècle, l’importance intellectuelle et spirituelle de l’abbaye de Cluny. Comme l’écrit, à Cluny, le moine chroniqueur Raoul Glaber au moment de l’an mille, « le monde se couvre alors d’un blanc manteau d’églises ». Mais il importe de ne pas dresser un tableau irénique de la période : les textes des évêques nous confrontent à une population syncrétique qui articule sa foi chrétienne à des pratiques païennes.
Le pouvoir carolingien avait déjà voulu éduquer la foi des fidèles en éduquant celle des prêtres. Au cours des siècles suivants, les ordres mendiants, tels les franciscains ou les dominicains, développent une politique similaire : « démagifier », au nom de la veritas, une pratique de la religion que la réforme grégorienne du XIe siècle a entrepris de discipliner.
Le départ de la première croisade (1096). Ernest Lavisse (Armand Colin)
En quoi être chrétien au Moyen Age différait d’aujourd’hui, où les églises sont beaucoup moins fréquentées ?
A l’époque, le monde est saturé de religion. Le sacré est partout, dans les agencements institutionnels de la société comme dans l’imaginaire vécu des individus, à ce point que l’incroyance n’est pas pensable. Tout cela fait corps avec une théologie de l’histoire : tout procède de Dieu, et tout y retourne. Chaque événement ici-bas témoigne d’une intention divine, même les fléaux – la maladie, la famine, la guerre. Saint Augustin, dont la pensée structure l’imaginaire médiéval, a développé cette idée dans La Cité de Dieu (413-426) : « Les malheurs ne sont, pour les chrétiens, qu’épreuves et châtiments. » Ce monde fait aussi signe vers l’au-delà : la vie ici-bas n’a pas d’épaisseur propre, elle est un temps d’attente destiné à être couronné par le temps du salut éternel. Saint Augustin parle, en ce sens, du temps terrestre comme d’un « noviciat de l’éternité », une préparation à l’essentiel, la vie avec Dieu. Même si, à partir du XIIIe siècle, l’Eglise admet aussi la grandeur de la « vie ordinaire ».
Jusqu’à la révolution de 1789, avec cependant un début de sécularisation depuis le XVIe siècle, l’Eglise englobe les existences. Le temps journalier, avec les sonneries de cloches. Le temps annuel, avec le calendrier liturgique, la longue durée de l’existence, puisque la succession des saisons de la vie est marquée, de la naissance à la mort, par les rituels chrétiens. Le prêtre est le recteur des consciences, et encore davantage depuis le concile du Latran (1215), qui impose la confession auriculaire à tous les fidèles. L’Eglise intervient aussi au niveau de l’existence collective. Elle dispose d’un quasi-monopole dans le domaine de l’éducation des enfants ou dans celui de l’assistance aux malades ou aux nécessiteux. Ses registres de baptême, de mariage, de décès tiennent lieu d’état civil, dans un univers où, si l’on excepte les juifs, n’existe, jusqu’au XVIe siècle, d’autre religion que la religion romaine.
Pouvoirs spirituel et temporel, Eglise et monarchie sont alors indissolublement associés ?
L’alliance de l’Eglise catholique avec le pouvoir royal est, en France, la caractéristique majeure du système politique d’Ancien Régime, ce qui explique d’ailleurs, comme l’a montré Tocqueville, l’anticléricalisme de la révolution et de la République.
Cette alliance se manifeste au niveau du mode d’institution du pouvoir. Le roi est « fils aîné de l’Eglise », porté par la providence à son office, comme l’atteste le sacre qui prend sa forme, en 754, avec l’intronisation de Pépin le Bref. Le sacre se pérennisera jusqu’à Louis XVI, et même jusqu’à Charles X, en 1825. Le pouvoir doit, dans les lois qu’il édicte, répondre à l’ordre de Dieu, ce que traduit le droit français du culte ou du mariage.
D’autres influences, plus séculières, se mêlent-elles déjà à cet héritage chrétien ?
La difficulté est que tout se mêle. La matrice chrétienne, soutenue par le pouvoir, absorbe des apports extérieurs qui viennent parfois des temps préchrétiens. Ainsi en est-il de la réception par le droit d’éléments empruntés au droit romain redécouvert par l’université de Bologne aux XIe et XIIe siècles : il s’agit de s’ajuster à l’urbanisation d’une société qui a besoin, pour régler ses échanges, d’un droit plus technique qui insiste sur les principes de propriété et de volonté.
On doit y ajouter l’importance de la doctrine aristotélicienne, portée au XIIIe siècle par saint Thomas d’Aquin : elle entend donner sa place aux idées de « nature » et de « raison », dans le cadre d’un ensemble où le premier moteur reste cependant la volonté divine. Un rationalisme classique se met en place alors, qui annonce le rationalisme moderne. Un accord s’était construit autour de l’importance des penseurs arabes – on peut songer au penseur cordouan Averroès – dans la diffusion de la pensée d’Aristote.
Cette dette a été relativisée par l’ouvrage du médiéviste Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel (Seuil, 2008), qui affirme que les textes d’Aristote ont, en fait, été conservés et diffusés par les moines du Mont. Cette thèse d’un Occident autoréférent, sans apport extérieur, n’a pas fait souche.
Jeanne d’Arc entend ses voix à Domremy (…1427). Ernest Lavisse (Armand Colin)
A la fin du XVIe siècle, les guerres de religion ravagent la France. Le fanatisme, la violence religieuse : c’est aussi cela, l’héritage chrétien ?
Il s’agit d’une « guerre cosmique », selon l’expression du sociologue Mark Juergensmeyer, dans Au nom de Dieu, ils tuent ! [Autrement, 2003]. Ces guerres de religion sont autre chose que des guerres de territoire : elles sont portées par une conception verticale de la relation à Dieu, dont nous n’avons plus idée aujourd’hui, elles incorporent une dimension sacrale, qui explique la montée aux extrêmes de la violence qu’elles déchaînent. En témoigne le massacre de la Saint-Barthélemy, en 1572.
Il faut attendre l’édit de Nantes, en 1598, pour que la royauté, effrayée par les débordements des violences religieuses, accorde certaines prérogatives cultuelles aux protestants, en faisant prévaloir la paix de l’ordre civil sur le salut de ses sujets. C’est un coin enfoncé dans le schéma de l’unité politico-religieuse issue de la Respublica christiana. Cela ne durera pas : l’édit de Nantes est révoqué en 1685, sous Louis XIV, par l’édit de Fontainebleau, qui relance les persécutions des protestants.
A l’époque des Lumières, une nouvelle philosophie de l’homme, tolérante, bouscule la pensée religieuse, dénonce le fanatisme. Ne fait-elle pas aussi partie de nos racines ?
Le moment des Lumières introduit une conception nouvelle du sujet, qu’on voyait poindre déjà depuis le XVIe siècle : alors que la chrétienté le voyait comme une créature soumise à l’ordre providentiel, l’homme est désormais considéré, selon la formule de Shakespeare, comme « l’auteur de ses propres jours » – un « dieu pour lui-même », ajoute le philosophe anglais Thomas Hobbes. Il s’agit d’une inversion considérable : le sujet devient son propre souverain. Cela n’est pas sans effet sur le terrain du politique. La théorie du contrat social inverse le mode d’institution du pouvoir : ce n’est plus de Dieu qu’il procède, mais d’en bas, des hommes eux-mêmes, en quête non point du salut mais du bonheur sur terre. Ce modèle tranche avec l’ordre de la chrétienté médiévale ; il est à l’origine de notre ordre démocratique, dont la garantie procède du seul principe de subjectivité.
Bien sûr, il est toujours possible de dire que cet avènement donne corps à des principes chrétiens : c’est la thèse du philosophe Jacques Maritain, par exemple. Mais ce serait passer, me semble-t-il, à côté de la « légitimité propre des temps modernes » (l’expression est du philosophe allemand Hans Blumenberg), dont le génie est bien d’avoir bousculé le monde ancien.
La défenestration de l’amiral Coligny inaugure la Saint Barthélémy (1572). Ernest Lavisse (Armand Colin)
La révolution de 1789 achève, politiquement et juridiquement, la rupture commencée par les Lumières. Comment caractériser cet héritage ?
La Révolution donne une forme matérielle à ce nouvel ordre du monde. Elle nous fait passer d’une société aristocratique, où les hommes sont installés dans un ensemble hiérarchique établi par la providence, à une société démocratique, livrée au libre arbitre de ses membres. Le monde révolutionnaire instaure un système d’autonomie collective, comme le montre l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme d’août 1789 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. »
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A la souveraineté collective s’adjoint un système d’autonomie individuelle : il faut donner à chacun la possibilité de construire à son gré son existence privée. La liberté de conscience devient un droit reconnu, tout comme le droit de manifester ses opinions, pour les croyants et pour les non-croyants. L’unité religieuse s’efface, la pluralité s’affirme.
Des conséquences concrètes en résultent : le législateur ouvre les charges publiques à tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance cultuelle ; il introduit le mariage civil et le divorce. Ce ne sont là que quelques exemples d’un basculement de l’histoire, qui voit l’Etat s’inscrire dans un dispositif de laïcisation qui le dissocie des récits religieux.
Les femmes en colère ramènent le roi à Paris (octobre 1789). Ernest Lavisse (Armand Colin)
Avec la IIIe République, c’est la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la montée de l’athéisme. Une date fondatrice pour notre modernité ?
La IIIe République change en effet la donne, car elle entend exclure les Eglises de la sphère publique d’Etat, où Napoléon Ier et son concordat les avaient réinstallées au titre d’instances de régulation morale. Cet agnosticisme politique se traduit par plusieurs mesures : abolition de l’instruction religieuse et suppression de la présence des clercs dans les écoles publiques avec les lois scolaires de 1880, abolition de la « reconnaissance et du financement des cultes » avec la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905.
Ces dispositifs procèdent d’une construction philosophique : le religieux n’est pas nécessaire pour construire l’éthique de la société. Ils procèdent aussi d’une réflexion conjoncturelle : l’Eglise catholique, comme l’a montré le Syllabus de 1864, dans lequel le pape Pie IX dénonce toutes les idées issues de la Révolution, l’égalité, la liberté de conscience, la souveraineté, est décidément trop intransigeante pour qu’on puisse s’allier avec elle.
En 1905, la loi sur la laïcité est votée. Est-ce qu’elle renie la religion et son histoire ?
Les républicains défendent tous le principe de neutralité de l’Etat. Mais ils ne lui donnent pas toujours la même signification. En 1905, il existe deux grandes positions en leur sein. La première, défendue par le socialiste Maurice Allard et le radical Emile Combes, propose de placer l’Eglise sous le contrôle strict de l’Etat. Le courant proche d’Allard entend même proscrire l’habit religieux dans l’espace social : il s’agit de prolonger l’œuvre déchristianisatrice de la Convention.
La seconde, développée par Jean Jaurès et Aristide Briand, adopte une position plus libérale : s’il faut refuser à l’Eglise toute position officielle dans l’Etat afin que soit préservée l’égalité de tous, croyants et incroyants, on ne doit pas limiter, sauf motif d’ordre public, l’exercice de la liberté religieuse dans la société civile. Ce qui laisse aux Eglises une liberté quasi totale d’organisation interne et externe, et aux croyants, pris individuellement, une large liberté d’affirmation, sauf pour les agents publics dans l’exercice de leur mission. C’est cette vision libérale qui l’a emporté.
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