Que dira-t-on de la défaite de l’équipe de France en 2016 à domicile quand on aura oublié l’écume du jeu et les débats d’armées de spécialistes sur le niveau réel des joueurs, leur capacité à avoir formé une équipe soudée sous la baguette de Didier Deschamps ?
Il est encore trop tôt pour écrire de quoi l’Euro en France sera le reflet, mais il est déjà facile de constater comment il a été promu dans l’espace médiatique en tant que moyen de communication hégémonique. Rien de mieux que le football pour balayer aisément toute actualité politique aigüe sous le lit de nos questionnements actuels sur, en vrac, le Brexit, la guerre en Syrie, l’émiettement en cours modèle social français. Souvent, les grands rendez-vous de football servent à cacher la réalité d’un instant T d’une société, sans parvenir jamais à résoudre ses contradictions qui, au contraire, apparaissent au grand jour. Et, le football remplit toujours son rôle, mettant entre parenthèses le présent : autant de temps gagné sur le débat politique.
Il est pourtant déjà possible de dire que cette équipe de France a été fondée sur des principes moraux. Mamadou Sakho a été écarté de la sélection après un contrôle antidopage positif, Karim Benzema pour une sombre histoire de chantage impliquant un camarade de jeu. De fait, aussi grâce à des blessés, cette sélection a favorisé l’éclosion de joueurs considérés comme des seconds couteaux. L’Euro avait donc déjà récompensé avant la finale une attitude « sportive », dont on dit qu’elle a réconcilié les Français avec leur équipe. Ils étaient « trop payés » et grévistes en 2010 (les deux péchés capitaux en France) et ici, la volonté de bien faire, « l’esprit », a primé sur le résultat. On a donc voulu séduire les foules françaises par une forme modestie et d’engagement. Mais pourquoi ?
Peut-être parce que tous les Français ne sont pas réconciliés avec l’équipe de France. L’absence de Karim Benzema et d’Hatem Ben Arfa a, semble-t-il, été vécue comme un nouveau camouflet par une communauté qui ne s’estime pas représentée sous le maillot bleu. Ce discours dangereux, irraisonné, reviendrait à dire qu’un sélectionneur devrait veiller à équilibrer son équipe non pas en fonction des qualités des joueurs mais à la capacité d’un collectif à représenter un panel tenant compte des origines de chacun d’entre nous. Accorder la moindre importance à cela serait totalement contreproductif sur le plan sportif et aboutirait à un mensonge politique. Ce serait aussi devoir considérer à l’inverse que les Blancs sont sous-représentés dans cette équipe et, ce faisant, nous ouvririons des portes qui se refermeraient sur nous tous avec fracas. Alors, que penser sous ce jour des Franco-Portugais arborant le maillot des vainqueurs ? Ceci pour redire le malaise identitaire dans notre pays.
Autre malaise : cette expression de fête populaire encadrée par un marketing en recherche perpétuelle de consommateurs est aussi évidemment l’inverse du spectacle proposé par les manifestants opposés à la loi El Khomri, parfois brusquement réprimés par la police. L’exposition médiatique de l’Euro, qui a insinué l’opposition « Nuit debout » contre « Fans zones », a non seulement permis de mettre en images le besoin d’exulter d’une jeunesse légère (ce qui peut se comprendre), mais surtout, en creux, de pointer du doigt cette maladie honteuse bien française : la dépression collective d’une autre partie de ces jeunes, avec d’autres drapeaux et calicots, qui, s’ils n’accusent pas le football d’être un instrument de propagande, rêveraient tout de même d’un projet de société qui ne soit pas un plan de jeu en 4-2-3-1, et refusent d’être des bénévoles au bénéfice de l’organisation de l’Euro. Sans doute s’amuseraient-ils aussi du football sans arrière-pensées, s’ils avaient des salaires décents tout en exerçant des métiers qui conviennent à leurs aspirations, dans la liberté qu’ils réclament d’être acteurs de leur vie plus que d’être pris pour de naïfs spectateurs.
Avec un président « normal » qui a fait de l’honnêteté mandat, même s’il ne décolle pas dans les sondages, la défaite, enfin, eut d’ailleurs aussi l’air d’être « normale ». Et ce retour à la normalité va réactiver des soucis qui vont revenir comme un contre italien, normal. La France s’est bercée d’une illusion éphémère à travers la solidarité affichée de son équipe pour écraser une réalité plus coriace. Le passage en force d’une loi sur travail qui n’a généré aucun consensus laissera des traces, alors que la fête du football, comme une imprécation publicitaire, devait rassembler un pays à l’heure de l’état d’urgence qui, de la nécessité de protéger les citoyens à celle de préserver les manifestations sportives, devra bien un jour cesser. Les hommes politiques ne sont jamais insensibles à ces pics d’unanimisme, surtout à quelques mois d’élections. C’est ce qui transparaissait dans le comportement passablement trivial du président de la République, filmé en tribune en train de bousculer Noël Le Graët comme un supporter lambda après un but contre l’Allemagne. Une attitude suspecte parce qu’ostentatoire. Quand la reine d’Angleterre assiste à des courses de chevaux à Ascot, elle ne jette pas son chapeau à la cantonade au poteau d’arrivée. Mais le sport des rois n’est en rien comparable avec le football. Il n’en reste pas moins qu’une telle scène agit sur la fonction. Et nous restons dans le conformisme que suggère le football.
Enfin, le manque d’imagination ou le complexe des Français pourrait être un autre des signes renvoyés par « notre Euro ». Nous sommes un des rares pays où la Fédération de football dépense de l’argent pour créer les conditions d’un « supportérisme » national. Cette culture nous est à ce point étrangère que nous devons singer les ballets et chants des autres équipes pour exister. Ainsi, cette importation de rites extérieurs par le football peut être vue comme un autre signe de conformation à un monde global. On le sent dans les commentaires des différents médias : les Gallois, les Islandais, les Irlandais, eux, ont de « vrais » supporters et on aimerait tant que les Français leur ressemblent. Ils ont même été cités en exemple, en antidote aux hooligans russes ou autres… Sommes-nous à ce point déficitaires en consommation de produits dérivés par rapport à d’autres pays que nous devrions ressembler aux Anglo-Saxons ? On rejoint ici certains discours d’entreprises, où l’on veut modifier le rapport des Français au travail par le « team building », ou autres notions importées, sans se poser la question de savoir si cela convient à notre état d’esprit profond, notre façon de nous singulariser dans un environnement imposé, tout simplement à notre manière de voir le monde.
Olivier Villepreux