« 1950, 2000, 2050 » : quand Roven, 20 ans, a pris connaissance du sujet imposé pour le concours d’entrée à la célèbre école des Arts Déco à Paris cette année, il a tout de suite pensé à sa ville, La Courneuve.
1950 : la cité des 4000 en construction. 2000 : la destruction des barres construites cinquante ans plus tôt. Pour 2050, il a hésité. Il aurait pu choisir de peindre l’utopie des années 1950 réalisée : une ville moderne où tout le monde vit en harmonie. « Dans « Deux ou trois choses que je sais d’elle » de Jean-Luc Godard [sorti en 1967], on voit bien comment à l’époque, il y avait de la mixité dans cette cité, on y vivait, on y travaillait, on y consommait » rappelle Roven.
Finalement, il a choisi une vision beaucoup plus sombre : La Courneuve devenue ville fantôme. « J‘ai imaginé que la dégradation des conditions de vie avait poussé tout le monde à partir et que la ville était devenue une sorte de lieu hostile où on organise des safaris » raconte-t-il amusé par son idée.
Roven, 20 ans, Courneuvien candidat aux Arts Déco. © E.R
Roven confie avoir toujours été fasciné par la démolition des immeubles. Il faut dire qu’il est un peu tombé dedans quand il était petit : l’appartement où il vit depuis qu’il est né a été construit sur les ruines de la grande barre Debussy, première de la cité des 4000 à avoir été détruite en 1986 ; son adolescence a été rythmée par les dynamitages de Renoir (2000) puis de Ravel et Presov (2004) dont il se rappelle la disparition en quelques secondes dans un « énorme nuage de fumée » ; et l’été dernier, il fut réveillé chaque matin par le fracas des pans de béton de la barre Balzac s’écrasant sur le sol, morceaux par morceaux. « J’assistais au spectacle directement depuis la fenêtre de ma chambre. C’est là que j’ai commencé à prendre des photos, au téléobjectif », explique-t-il.
Dans le projet que Roven a présenté au concours d'entrée des Arts déco, il a montré des photos prises lors de la démolition de la barre Balzac. © E.R
Des clichés, il en a aujourd’hui des centaines, dont une sélection figure dans le dossier qu’il a présenté il y a quelques semaines au premier tour du concours des Arts Déco : des pans de murs comme suspendus dans l’air, le message « poussez » inscrit sur des portes d’ascenseurs ensevelies sous les gravats, des vues fantomatiques de la barre dénudée.
Les photos cherchent les formes géométriques, le détail qui crée le décalage, la beauté d’une lumière, le contraste des couleurs. Rien n’est figé, on est au contraire dans le mouvement, dans le devenir, le changement en train de se faire. Loin des photos de chantier, un vrai point de vue esthétique se dégage des tirages.
Pour ce projet, le jeune homme s’est plongé dans les archives municipales, où il a redécouvert l’histoire de la ville. « Saviez-vous que cette cité a été construite par la ville de Paris qui y a envoyé ses habitants les plus pauvres ? Quand les locataires des HLM ont signalé les premières nuisances, ils n’ont rien fait pour palier les problèmes. »
Dans son dossier, des peintures soulignent aussi la monotonie des façades bleues et grises. « Cela faisait comme des murs qui bouchaient l’horizon », souligne-t-il. Pour lui, ce sont ces barres qui symbolisent la ville, elle même devenue le symbole le plus connu de l’échec des grands ensembles.
« Le côté ville fantôme de mon projet, c’est d’abord une réflexion artistique, qui tord un peu la réalité. Mais il y a quelque chose qui est mort dans cette ville où il y avait autrefois une grande vie industrielle. Aujourd’hui, il n’y a pas un endroit sympa où prendre un verre, constate-t-il. Le changement, ce n’est que par les démolitions et les reconstructions qu’on le ressent. Pas dans l’activité. En ce moment, il y a toutes les réflexions sur l’intégration de la ville au Grand Paris. Ce sera peut-être enfin une façon de faire revenir de la vie, du travail. Qu’on ait de nouveau une vraie ville vivante. »
Sous la photo de la barre Balzac en destruction, une peinture abstraite de Roven, représentant l'architecture de nombreux bâtiments de la cité des 4000. © E.R
Présenter les Arts Déco, ce n’est pas vraiment le parcours type des enfants de La Courneuve. Bien que sa fibre artistique se soit manifestée très tôt, le dessinateur Berthet One nous racontait il y a quelques mois le parcours chaotique qui l’avait tardivement amené à trouver sa voie : ni sa famille, ni ses professeurs ne l’avaient jamais encouragé à cultiver son talentueux coup de crayon.
Mais cet après-midi-là, dans le salon familial, on devine sans peine que Roven a eu plus de soutien : les murs sont recouverts des toiles de son père, artiste-peintre, qui s’est même construit un petit atelier sur la terrasse.
« Quand on était tout petits, mon père a voulu que mon frère et moi nous fassions de la musique », raconte-t-il. Pour lui la guitare, pour son frère la batterie. « Dès le collège, il nous a inscrits dans la ville voisine, Dugny, en classe à horaire aménagés avec le conservatoire de La Courneuve-Aubervilliers. Et ensuite, j’ai poursuivi la musique au Lycée Edgar Quinet, dans le 9e arrondissement de Paris. »
Quand Roven échoue au bac, il redouble au lycée Henri Wallon à Aubervilliers. « C’était complètement différent de mon lycée parisien. Je n’ai pas retrouvé la même ouverture d’esprit. Les gens étaient beaucoup plus repliés sur eux-mêmes, et je dirais même sur leur banlieue : aller boire un verre dans la capitale ne fait pas partie des habitudes. C’est comme si c’était un autre monde, explique-t-il. Si vous vous intéressez à l’art, vous ne pouvez pas compter sur l’école, ici : il faut s’ouvrir au monde extérieur. Or rares sont ceux qui vont voir des expos par exemple. » Peu ou prou ce que constatait Berthet One.
Roven dans le salon familial. © E.R
Mais Roven a eu la chance, lui, de cultiver cette ouverture d’esprit qui lui donne l’audace de s’engager, tôt, hors des sentiers battus. Son bac en poche, il s’inscrit dans une prépa parisienne aux écoles d’art. Pour la payer, il a contracté un prêt étudiant qu’il commencera à rembourser dans cinq ans. « C’est une prépa privée mais qui prépare aux écoles d’art publiques : je n’ai pas les moyens de me payer ensuite une école privée pendant cinq ans », précise-t-il.
Début mars, il faisait partie des 2 150 candidats à se présenter au premier tour du concours des Arts Déco. Puis des 650 sélectionnés pour le second tour. Puis des 320 retenus pour le troisième. Ce mercredi, il passe l’ultime épreuve, orale, de créativité et de culture générale. Souhaitons-lui bonne chance : il y moins de 90 places.
Aline Leclerc
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