L’usine, les luttes, et au bout l’Assemblée

Publié le 07 juin 2012 par Ttdo

C’est une histoire de luttes. Ouvrière, syndicale, politique. Une histoire de la banlieue parisienne, qui résonne étrangement avec la France d’aujourd’hui, dans laquelle nous plongeons ce jour-là, assises autour d’une table ronde couverte d’une nappe au crochet.

Figure du Parti communiste, députée pendant 26 ans, Muguette Jacquaint, 70 ans, nous accueille en toute simplicité dans son appartement de La Courneuve où elle a tenu à préparer à déjeuner. Elle a convié sa vieille copine Louisette Tavernier, de dix ans son aînée. « On se complète ; quand je me souviens plus, c’est elle qui se souvient », s’amusent-elles.

Muguette Jacquaint (à dr.) a convié sa vieille copine Louisette Tavernier (à g.) pour raconter leurs vies ouvrières et leurs luttes syndicales. © E.R

C’était il y a cinquante ans. Au temps où « quand les salariés sortaient des usines, c’était noir de monde sur le trottoir ». On l’a déjà conté ici et là mais l’arrivée du chemin de fer dès 1885 a permis à La Courneuve de devenir, au cours du XXe siècle, une grande ville industrielle.

A la fin des années 1950, « on avait ici plus d’emplois que de salariés actifs », se rappelle Muguette Jacquaint. « Au mois de septembre, quand on rentrait de vacances, vous nous croirez peut-être pas, mais y avait une queue de 100 personnes au moins qui étaient là pour se faire embaucher ! », se souvient Louisette Tavernier. « Parce qu’à l’époque on disait « Chez Sonolor, ils embauchent tous les jours » ! », complète Muguette. C’est d’ailleurs là, chez ce fabricant de transistors et de télévisions, que les deux femmes se sont rencontrées.

Quelques années plus tôt, Louisette et son mari avaient quitté leur petit village de l’Aisne pour aller chercher fortune dans la capitale. C’était le fameux hiver 54, quand une terrible vague de froid avait rendu plus criante encore la crise du logement. Le couple Tavernier avait dû patienter trois ans dans un hôtel du 19e arrondissement de Paris avec un malheureux chauffage au gaz qui peinait à dégivrer les vitres, avant de trouver un appartement à La Courneuve. Tous deux y avaient par contre facilement trouvé du travail.

Muguette Jacquaint a tenu à nous inviter à déjeuner, "à la bonne franquette" comme elle dit. © E.R

Cet hiver-là, les vitres gelaient aussi chez Muguette qui, elle, est une enfant du coin : née à Aubervilliers dans une famille de militants communistes, elle se souvient des vacances bucoliques passées chez ses grands-parents… à Bobigny.

« J’ai arrêté mes études à 15 ans et demi. Pour mon père, comme j’étais une fille, je n’avais plus qu’à attendre d’avoir des enfants, raconte Muguette. Mais moi je n’étais pas d’accord, je voulais absolument trouver du travail pour avoir mon indépendance économique ! » Elle n’a pas de mal à se faire embaucher, successivement dans plusieurs usines du secteur – « quand on quittait une place, on en trouvait une autre dans l’heure » – jusqu’à pousser la porte de Sonolor, une des seules entreprises qui embauchait principalement des femmes, appréciées pour leur minutie.

« Y a eu des sales quart d’heure, mais y a eu des bons moments ! »

Quand Muguette arrive à l’usine, elles sont 700 ouvrières à travailler à la chaîne. Pas vraiment une sinécure : « Moi j’en chiais avec les tubes cathodiques ! A 200 par jour, j’avais calculé que je portais 2 tonnes à la journée ! », raconte-t-elle de sa voix rocailleuse au fort accent parisien. Et tout ça pour de petites paies : « A cette époque, le salaire de la femme était encore considéré comme un salaire d’appoint ! »

Ces difficiles conditions de travail décident les deux femmes – syndiquées à la CGT– et plusieurs autres, à créer un comité d’entreprise… élu trois jours avant Mai-68. Comme de nombreux ouvriers partout en France, elles décident d’occuper leur usine « avec des femmes qui n’avaient jamais fait de lutte ! Elles ont tout découvert ! » Et parfois, contre l’avis des maris. « Après y a eu des mariages, mais y a eu des divorces aussi ! s’amuse Muguette. Mais quelle solidarité il y avait entre nous ! Le travail ça peut être dur mais c’est aussi émancipateur. Ça crée de nouveaux liens sociaux. » Elles obtiendront au final 30 % d’augmentation des salaires, et de nouveaux droits syndicaux, comme celui d’avoir un local dans l’usine.

La victoire sera cependant de courte durée. Le début des années 1970 signe la fin des trente glorieuses, et avec elles, du plein emploi. Les usines de La Courneuve connaissent leurs premières heures de chômage partiel (à Sonolor en 1978) puis leurs premières vagues de licenciements. Et bientôt, elles commencent à fermer, les unes après les autres.

« On nous l’a annoncé un vendredi, lors d’un CE extraordinaire, raconte Louisette. Ils avaient décidé de délocaliser notre travail en Tunisie. Alors on a convoqué toutes les filles et on a voté à bulletin secret pour savoir si on acceptait la fermeture ou si on allait se battre, en occupant l’usine. Et à une très grande majorité, elles ont choisi la lutte. »

Au fil du repas, les souvenirs défilent. Quand l'une a oublié, l'autre lui rappelle... © E.R

On est en janvier 1979. Les femmes, souvent mères de famille, s’organisent tant bien que mal, les maris prêtant main forte la nuit. Cela va durer plusieurs mois, de manifestations, de rencontres en préfecture, au ministère. « Y a eu des sales quart d’heure, mais y a eu des bons moments ! se remémore Louisette. Et ça a encore renforcé la solidarité entre nous. »

En juin, la police parvient à les expulser. Elles continuent d’occuper sur le trottoir. « Un jour, on a bloqué la nationale 2 entre Le Bourget et les 4 chemins à Aubervilliers pendant toute une journée ! On était au moins un millier car les salariés des autres entreprises de la rue étaient venus nous prêter main forte. Je n’ai jamais vu autant de cars de CRS de ma vie ! », relate Muguette. Mais sans succès. En juillet, 445 des 519 salariées sont licenciées. Et, si cette lutte a scellé leur amitié pour la vie, les chemins professionnels des deux femmes vont se séparer pour de bon.

En juillet 1979, leurs chemins professionnels se sont séparés mais "Mumu" et "Loulou" ne se sont jamais quittées. © E.R

Louisette fait partie de celles qui seront gardées à l’usine. Mais elle fermera définitivement en 1985. Au chômage, à 53 ans, elle ne retrouvera jamais vraiment de travail. Aujourd’hui, elle en parle sans se plaindre, soulignant bien qu’elle n’était pas la seule. Mais sa retraite ne s’élève qu’à 830 euros par mois.

« Lui c’était l’intello, moi j’étais l’OS »

Muguette, elle, va connaître une tout autre aventure. En 1973, le Parti communiste l’a poussée à se présenter aux législatives comme suppléante du député Jack Ralite. « C’était la vraie parité, explique-t-elle. Pas seulement homme-femme : lui c’était l’intello, et moi j’étais l’OS ! » En 1978 puis en 1981, le tandem est réélu.

Or le 22 juin 1981, Jack Ralite est un des quatre ministres communistes à entrer au gouvernement de Pierre Mauroy. « Il m’a appelé à 0 h 45 cette nuit-là. Je lui ai dit : « Alors qu’est-ce que ça fait de devenir ministre ? » Et lui a répondu : « Et toi, qu’est-ce que ça te fait de devenir députée ? » Et ce n’est que là que j’ai pris conscience de ce qui était en train de m’arriver ! Moi l’ouvrière, j’allais rentrer à l’Assemblée ! »

Seules 26 femmes entrent comme elle au Palais-Bourbon cette année-là, soit 5 % des députés. C’est peu, mais quand même plus que le nombre d’ouvriers : ils ne sont que 22 (4,5 %). Femme et ouvrière, Muguette Jacquaint réussit donc l’exploit d’être élue tout en appartenant à une double minorité.

« J’ai fait mes premiers pas à l’Assemblée en juillet. Et j’ai découvert un autre monde. C’est vrai que c’était important mais pas seulement pour moi, pour tous les ouvriers et ceux qui m’avaient fait confiance ! » Elle dit cela sans trémolos, sans chichis, comme si après tout, il n’y avait là rien d’exceptionnel. De ce ton presque un peu sec qui caractérise souvent les militants de longue date, ceux dont les nombreux combats ont tanné le cuir.

Mais, l’émotion, c’est sur le visage de Louisette que nous la lisons. « Moi la fierté, je la ressens pour Muguette. Pour les travailleuses, c’était quelque chose, vous savez ! Elle a toujours défendu les plus modestes, elle n’a jamais changé, dit-elle les yeux brillants. Puis s’adressant à son amie : « Tas toujours été la même, Mumu, t’as jamais eu la grosse tête ! »

L’ancienne députée concède : « C’est ce qui faisait ma force. » Et reprend, de toute sa gouaille : « Et puis c’est vrai qu’on avait été à rude école avec notre patron ! Donc je ne me laissais pas impressionner par les hommes de l’Assemblée qui me prenaient de haut. » Fidèle à son parcours, elle fera de l’égalité des chances et du droit des femmes ses domaines de combats.

Muguette et Louisette le 4 juin, place de la Fraternité, lors d'un "rassemblement festif" du Front de gauche. © E.R

Muguette Jacquaint a été députée jusqu’en 2007, année où elle a renoncé à se représenter pour un sixième mandat. Entre son arrivée et son départ de l’hémicycle, le nombre de femmes a légèrement progressé (18,5 % dans l’Assemblée élue en 2007). Mais celui des ouvriers s’est effondré : seuls trois furent élus (0,5 %).

A La Courneuve, les usines ont fermé les unes après les autres. Et avec elles, tous les petits commerces qu’elles faisaient vivre : les troquets, les épiceries où les femmes faisaient leurs courses entre midi et deux.

Ces dernières années, Muguette et Louisette observent avec consternation les licenciements et les délocalisations refaire la une des journaux : les Lejaby par exemple se battaient comme elles, contre la délocalisation de leur entreprise en Tunisie. « Nous à notre époque, on était rentable quand on faisait 5 % de profit. Aujourd’hui, avec 15 % on considère que vous ne l’êtes toujours pas !, s’emporte Muguette, encore conseillère municipale déléguée aux droits des femmes et mobilisée sur la campagne du Front de gauche. Il faut qu’on ait une autre logique que la rentabilité financière à tout prix, parce que ça, on va en crever ! Je ne suis ni contre l’Europe, ni contre la mondialisation, mais il faut que cela contribue au bien de tous. »

Louisette et Muguette n’ont plus de photos du temps de Sonolor, elles ont été perdues, jetées. Sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel, Ina.fr, nous avons cependant retrouvé un reportage réalisé par FR3 Ile-de-France, en 1979. Curieuses de voir ces vieilles images, elles se sont installées côte-à-côte sur le canapé. Et nous les avons regardées regarder :


La Courneuve – Muguette Jacquaint et Louisette… par lemondefr

Aline Leclerc et Elodie Ratsimbazafy


Voici le reportage sur les Sonolor diffusé le 20 avril 1979 sur FR3 Ile-de-France que nous avons montré à Muguette et Louisette :

Pour les lecteurs intéressés par l’histoire récente de la Seine-Saint-Denis et notamment de ses luttes ouvrières, l’association Périphérie organise régulièrement des rencontres et des projections documentaires. Plus d’informations par ici : http://www.peripherie.asso.fr/