Magazine

Non, 150 000 manchots ne sont pas morts en Antarctique à cause d’un iceberg

Publié le 19 février 2016 par Daniel Valdenaire

Adelie penguins walk on the ice at Cape Denison in Antarctica, in this December 12, 2009 file photo. Seeds and plants accidentally brought to the pristine frozen continent of Antarctica by tourists and scientists may introduce alien plant species which could threaten the survival of native plants in the finely balanced ecosystem, especially as climate change warms the ice continent, said a report in the Proceedings of the National Academy of Sciences Journal published on March 6, 2012. To match story ENVIRONMENT-ANTARCTIC/SEEDS    REUTERS/Pauline Askin/Files    (ANTARCTICA - Tags: ENVIRONMENT ANIMALS) - RTR2YWTR

Près de 150 000 manchots Adélie décimés par un gigantesque iceberg. C’est la triste nouvelle relayée depuis quelques jours par tous les médias, jusqu’au très sérieux Guardian. Selon ces sites, une colonie de l’est de l’Antarctique aurait vu son existence bouleversée par l’échouement d’un iceberg de 100 km2 – soit la superficie de Paris. Il les aurait contraints à faire un détour de 60 km pour aller chercher leur nourriture, entravant leur processus de reproduction. Résultat : la population de la colonie se serait effondrée à 10 000 individus en décembre 2013, contre environ 160 000 en février 2011. La réalité est beaucoup plus nuancée, et les manchots sont plus probablement déplacés que morts.

A l’origine de cette information, initialement diffusée par le Sydney Morning Herald le 12 février : l’étude de chercheurs du centre sur le changement climatique de l’université de Nouvelle-Galles du Sud (UNSW) et du New Zealand’s West Coast Penguin Trust, publiée le 2 février dans Antarctic Science, une revue scientifique spécialisée éditée par Cambridge Journals Online.

Les auteurs ont étudié l’impact d’un iceberg géant nommé B09B, venu s’échouer sur la baie du Commonwealth, dans l’est du continent blanc, en décembre 2010 – et l’extension de la banquise côtière qui en découle – sur les comportements et capacités de reproduction des populations de manchot Adélie (Pygoscelis adeliae). Des comptages ont été réalisés en décembre 2013, lors d’une expédition scientifique le long de la côte, dans deux colonies de manchots, au cap Denison et sur les îles Mackellar.

Nulle mention de la mort de 150 000 oiseaux

Résultats : les chercheurs ont recensé « quelques milliers de manchots tout au plus, peut-être moins de mille » sur les îles Mackellar, contre 200 000 durant une précédente expédition en 1913 (« possiblement une surestimation »), et 80 000 couples en 2011. « Bien que le nombre de manchots Adélie a apparemment varié considérablement au cours du siècle dernier, en raison de facteurs inconnus, le recensement de 2013 reste nettement plus faible que ceux de 1997 et 2011 », écrivent les auteurs, qui parlent de « déclin catastrophique ». Au cap Denison, où ils évoquent plutôt une « redistribution », ils ont compté 5 520 nids occupés en 2013, contre 13 834 couples en 2011 et 10 000 oiseaux en 1931. Les chercheurs décrivent également « des centaines d’œufs abandonnés » et un sol « jonché de carcasses gelées de poussins de la saison précédente », tandis que les adultes apparaissent en « mauvaise condition ».

Nulle mention, en revanche, de la mort de 150 000 oiseaux, dont on aurait forcément retrouvé les carcasses gelées quelque part. Un des facteurs de confusion – au-delà de la tendance des médias à reprendre en boucle les mêmes informations – réside sans doute également dans le manque de clarté de l’étude, qui peine à établir des recensements précis et comparables.

« Je ne sais pas qui a commencé à diffuser cette information, mais nous n’avons jamais dit que 150 000 manchots étaient morts, prévient Kerry-Jayne Wilson, biologiste, professeure d’écologie néo-zélandaise et première auteure de l’étude. Les oiseaux ont probablement migré ailleurs, attendant des conditions plus favorables. »

Les œufs et les poussins affectés

Car une chose est sûre : l’iceberg bloqué dans la baie a modifié les modes de vie des manchots Adélie, en coupant leur accès à la mer. « Ces oiseaux ont besoin d’eau accessible dans les 2 ou 3 km de leur colonie », précisent les auteurs. Entre fin octobre et début février, les manchots nichent sur la côte et ont besoin d’être proches de l’océan pour ramener régulièrement de la nourriture (du krill essentiellement) à leurs poussins. Bloqués par l’iceberg B09B, les oiseaux des colonies du cap Denison et des îles Mackellar doivent désormais parcourir plus de 60 kilomètres « à patte » pour atteindre l’eau libre, ce qui est pour eux beaucoup plus coûteux en énergie que de nager.

« Ils sont capables de faire ces kilomètres à pied, et ne vont pas mourir de faim sur la banquise », précise Yan Ropert-Coudert, directeur de recherches au Centre d’études biologiques de Chizé (Deux-Sèvres) et secrétaire du groupe d’experts sur les oiseaux et mammifères marins du Comité scientifique pour la recherche antarctique. Pas la peine, donc, d’imaginer une file indienne de cadavres.

En revanche, les œufs et les poussins pâtissent de cette situation. Sachant que les manchots se partagent les tâches en ce qui concerne les soins à prodiguer aux petits (quand l’un est sur le nid, l’autre est en mer en quête de proies), le temps passé par l’un hors du nid a un impact sur le sort de l’autre et de la couvée. Ainsi, le parent d’astreinte sur le nid jeûne en attendant le retour de son partenaire. Si ce dernier tarde trop, le parent affamé préférera abandonner le nid pour assurer sa survie. S’il est relayé après avoir jeûné de longs jours, il mettra plus de temps pour restaurer ses réserves en mer et restera à son tour loin du nid plus longtemps… Un cercle vicieux qui affecte le succès reproducteur. « En 2013-2014 à Dumont-d’Urville [la base scientifique française], la banquise n’avait pas débâclé, obligeant les manchots à parcourir quelque 100 km sur la banquise pour trouver l’eau libre. Et le succès reproducteur avait été désastreux, aucun poussin n’avait survécu », explique le chercheur.

Migration des manchots

Alors qu’est-il arrivé à ces manchots adultes ? La présence de l’iceberg a fait de leurs sites de reproduction des endroits inhospitaliers, inhabitables. Et c’est là où le bât blesse. « Un bon site, avec par exemple un bon accès à la mer, est essentiel, précise Yan Ropert-Coudert. Et pour augmenter leurs chances de se reproduire dans les meilleures conditions, il leur a fallu probablement chercher un meilleur site. C’est finalement assez logique. » Voilà pourquoi la plupart des adultes ont vraisemblablement préféré aller se reproduire ailleurs. Et le fait qu’une colonie située non loin de l’iceberg en question, sur les îles Hodgeman, voit sa population augmenter appuie cette hypothèse – qui aurait pu être confirmée si les oiseaux avaient été équipés de GPS.

Quand, en conclusion de l’étude, les auteurs préviennent que la colonie de Cap Denison pourrait être éteinte d’ici à vingt ans, cela signifie donc simplement que les manchots ne reviendront plus sur ce cap rocheux pour se reproduire et non pas leur extinction massive.

Effets complexes du réchauffement

Faut-il y voir un effet vicieux du changement climatique ? Difficile à dire, tant les facteurs qui régissent l’état de la glace de mer et le mouvement des icebergs sont nombreux et complexes. « Un réchauffement entraîne la fonte de la surface des glaciers, qui va tomber dans l’eau froide, regeler, et finalement former une banquise plus longue. Mais il peut aussi créer des zones de fractures plus sensibles, comme ce qu’il se passe en montagne avec les avalanches, et ainsi favoriser le décrochage d’icebergs », illustre le directeur de recherches.

Les changements globaux affectent chaque environnement local de manière différente, à différentes échelles, en fonction de ses caractéristiques propres. Si bien que les populations de manchots sont différemment touchées, selon leur localisation. « En Antarctique de l’Est par exemple, les populations sont en phase de stabilisation, alors que dans la péninsule elles sont en train de sérieusement baisser », conclut Yan Ropert-Coudert.

Audrey Garric et Marion Spée

>> Me suivre sur Facebook : Eco(lo) et sur Twitter : @audreygarric

>> Lire mes autres articles sur le site du Monde

Photos Reuters


Retour à La Une de Logo Paperblog