Les « combines » de l’ANC pour rester au pouvoir

Publié le 08 mai 2014 par Kamizole

Spécialiste de la vie politique sud-africaine et professeur à l’université de Wits à Johannesburg, Susan Booysen est l’auteure de plusieurs ouvrages sur le Congrès national africain (ANC), le parti au pouvoir depuis 20 ans.

En quoi ces élections du 7 mai 2014 sont-elles significatives ? 

Elles sont importantes car l’ANC sait très bien que les anciens mouvements de libération nationale d’autres pays d’Afrique ont tendance à affronter de sérieuses difficultés au bout de 15 ou 20 ans de pouvoir. L’ANC a observé par exemple la Zanu-PF au Zimbabwe et ne veut évidemment pas se retrouver à devoir utiliser la violence contre ses propres citoyens. Ils ont su tirer des leçons de cela. L’ANC n’est pas au mieux, mais ses problèmes ne se traduisent pas encore fortement dans les votes car ce parti utilise toutes les combines possibles pour atténuer le mécontentement.

Dans votre livre, Le Congrès national africain et la regénération du pouvoir politique, vous évoquez le « lien continu et profond avec le peuple » que l’ANC entretient…

L’ANC fait une différence dans la vie de nombreux Sud-Africains. Le raccordement aux services de base (eau, électricité, toilettes…) est un processus en continu. Donc il a y une réelle reconnaissance du travail accompli par l’ANC. Mais celle-ci coexiste avec une insatisfaction car ces Sud-Africains, notamment les plus pauvres, attendent plus, plus vite. Il y aura toujours de la colère. Par exemple, en ce qui concerne la qualité des services. Les maisons gratuites sont bien construites en grand nombre, mais elles ne durent pas très longtemps.

L’ANC sait également brandir l’héritage de sa lutte anti-apartheid…  

La majorité noire sud-africaine se rappelle encore bien de l’expérience du système de l’apartheid. Et ces gens associent la fin de leur souffrance avec Nelson Mandela. Au cours d’une enquête que j’ai menée l’an dernier sur la loyauté d’une grande partie des Sud-Africains vis-à-vis de l’ANC, il arrivait souvent que l’on me dise que pour garder vivant l’héritage de Mandela, il fallait voter ANC. Et l’ANC joue là-dessus : « vous devez voter ANC pour Mandela ! » répète-il. L’ANC fait tout pour garder vivante la mémoire de Mandela. Et cela fonctionne. Les gens aiment s’accrocher à cette image idéale de l’ANC, même si l’ANC d’aujourd’hui est largement différent de celui du début des années 1990.

L’identité de l’ANC a deux composantes qui fonctionnent parfaitement ensemble en ce moment. D’un côté, l’identité de la libération, du grand idéal de la démocratie. De l’autre, une composante liée au clientélisme: « avec le pouvoir politique, vous pouvez devenir riche ! ». Nous voyons des gens soutenir l’ANC car ils font partie du système ou qu’ils espèrent en faire partie, comme les hommes d’affaires noirs.

Susan Booysen

L’allégeance à l’ANC est très contrôlée par celui-ci…

Au pouvoir sans discontinuer depuis vingt ans, l’ANC sait très bien utiliser les institutions de l’État et ses ressources.

Comme les distributions de nourriture ?

Je connais bien quelqu’un de haut placé à la Social Security Agency, qui s’occupe des prestations sociales dans le pays. Il me disait qu’il n’avait pas arrêté de courir pendant la campagne électorale. Il devait faire distribuer de la nourriture dans différents endroits où devait se rendre deux ou trois jours après le président Zuma pour faire campagne. Dans la province du Mpumalanga, les autorités ont battu le rappel des troupes pour pouvoir distribuer à temps des milliers de vélos à des enfants qui vivent en moyenne à 5 kilomètres de leurs écoles sans accès à des bus scolaires. Les écoliers ne votent pas, mais leurs parents, oui. Je sais, à partir de nombreuses interviews que j’ai faite avec des gens de la présidence sud-africaine, qu’ils ont parfaitement bien lu les manuels sur les cycles de livraison des services pendant un mandat.

L’ANC est un expert pour faire campagne ?

Ils sont très bien organisés. Et il y a une articulation parfaite entre la campagne de l’ANC et les célébrations du vingtième anniversaire de la démocratie. La presse écrite, et même électronique, a été saturée de publicités de ministères rappelant tout ce qui avait été fait en deux décennies. Sans compter les campagnes d’affichage le long des routes et des autoroutes. Ils ont fait aussi très attention à ne pas trop exposer le président Jacob Zuma de crainte qu’il ne soit de nouveau hué comme lors de la cérémonie d’hommage dans le grand stade de Soweto après le décès de Nelson Mandela.

L’ANC a aussi la mainmise sur la SABC, le groupe de télévision publique…

Des publicités – très provocatrices – des partis d’opposition ont en effet été bannies de leurs antennes pendant la campagne. Mais c’est surtout leur hiérarchie de leurs informations qui est révélatrice. Quand Jacob Zuma se rend à n’importe quel événement (comme chef d’Etat ou comme chef de l’ANC), il ouvre automatiquement le journal télévisé. Puis pendants plusieurs minutes, c’est au tour de la campagne de l’ANC. Enfin, on regroupe tous les autres partis dans un même sujet, en accordant seulement 20 à 30 secondes à chacun d’entre eux. Cela a un impact massif car la SABC a une audience importante, et donc une forte influence.

L’absence de transparence du financement des partis politique favorise aussi l’ANC au pouvoir…

Ce n’est pas un secret : de nombreux appels d’offre lancés par le gouvernement sont gonflés pour qu’une partie de l’argent soit reversé directement à l’ANC. C’est comme cela que cela fonctionne. Pendant la campagne, cela permet de distribuer de nombreux petits cadeaux, des t-shirts etc. Les partis qui se lancent dans la bataille sont ainsi fortement désavantagés par rapport au parti sortant.

Pendant cette campagne, les partis d’opposition ont cherché à compenser en déposant des plaintes sur divers contentieux électoraux. C’est presque gratuit, et c’est une stratégie qui a bien fonctionné puisque cela leur a donné une bonne exposition médiatique.

Mais malgré l’instabilité actuelle qui touche l’ANC, je m’attends à peu de changements car il est difficile de déloger un parti qui a un accès privilégié aux ressources de la puissance étatique.

File d’attente devant un bureau de vote à Johannesburg (©Sébastien Hervieu)

Comme jugez-vous ces cinq dernières années de présidence ?

Ces années ont plutôt été une période tragique pour l’ANC. Il a perdu son idéalisme. Quand Jacob Zuma est arrivé au pouvoir en 2009, il y avait encore cette faim pour un idéalisme. Mais il y a une complète antithèse entre ce que ses électeurs observent aujourd’hui et ce qu’ils espéraient au début de la présidence Zuma. Selon mes recherches, les gens ont ressenti la prégnance de cette petite élite autour de Zuma qui envoie ce message : « c’est nous avant les autres ».

Beaucoup de gens pensent que l’ANC est mieux que cela, mais ils observent Zuma qui rejette le principe de l’égalité de tous devant la loi. Ils voient cela au niveau national, mais aussi dans n’importe quelle municipalité locale dans laquelle ils vivent. Ils voient des conseillers municipaux, des maires ANC offrir des postes et des contrats à des membres de leurs familles et à des amis.

Sous la pression, certains Sud-Africains en viennent même parfois à prendre une photo de leur bulletin dans l’isoloir en se disant qu’ils auront peut-être besoin un jour de prouver qu’ils ont voté ANC afin d’obtenir un contrat ou un emploi dans une municipalité.

Jacob Zuma sera-t-il remplacé à la tête du pays par l’ANC avant la fin de son deuxième et dernier mandat, comme pour Thabo Mbeki en 2008 ?

Ce n’est pas à exclure. L’ANC ne laissera en tout cas pas Jacob Zuma se représenter pour un autre mandat de cinq ans à la tête du parti. Les dirigeants de l’ANC ont conscience qu’ils ont dû travailler très très dur pendant cette élection pour protéger leur président. Cela aurait été tellement plus facile avec un président plus populaire. Je sais selon de bonnes sources au sein du comité exécutif de l’ANC qu’en fin d’année dernière a été brièvement évoquée l’hypothèse de mettre sur les bulletins de vote, non pas le visage de Zuma, mais celui de Mandela… Mais la législation ne l’autorisait pas. Zuma n’a apporté aucune valeur ajoutée à l’ANC.

Le top 6 de l’ANC, élu au congrès de Polokwane en 2007 (©Siphiwe Sibeko-Reuters)

Qui sera le prochain président de l’ANC, et donc de l’Afrique du Sud ?

Cyril Ramaphosa est le candidat le plus probable pour devenir dans les prochains jours le vice-président sud-africain. Il serait alors logique qu’il devienne ensuite le président de l’ANC lors du congrès électif du parti en 2017, puis le président du pays lors des élections en 2019. Mais il y a une forte opposition contre lui au sein du comité exécutif de l’ANC.

L’hypothèse de la création d’une deuxième vice-présidence du pays pour ce second mandat est ainsi évoquée. Il y a un fort lobby pour nommer une femme. Bakela Mbete, la numéro 3 du parti, serait alors la candidate la plus probable. Elle est très ambitieuse, et fait tout ce qu’il faut. Il y aussi Nkosazana Dlamini-Zuma, actuellement à la tête de l’Union Africaine, mais c’est moins envisageable. Certains dirigeants de l’ANC évoquent aussi Naledi Pandor, la ministre de l’Intérieur. Je la connais bien, et pour moi, elle n’a pas la carrure, mais elle est commode car elle dit oui à tout le monde.

Pour réussir à succéder à Jacob Zuma, les candidats doivent lui garantir une retraite paisible, sans tracas judiciaire… 

Exactement. Et c’est cela qui peut jouer contre l’élection de Cyril Rampahosa à la présidence de l’ANC en 2017. Même s’il a récemment essayé de donner des gages, une partie des proches de Zuma ne lui font pas totalement confiance pour qu’il fasse tout son possible pour que Jacob Zuma évite la prison si des affaires le rattrapent après avoir quitté le pouvoir.

Outre les candidatures féminines (Bakela Mbete, Nkosazana Dlamini-Zuma, Naledi Pandor), Zweli Mkhize, l’actuel trésorier de l’ANC, est présenté comme un candidat très sérieux. Il y a aussi Gwede Mantashe, le secrétaire du parti, qui selon de bonnes sources, ferait aussi campagne.

Dans tous les cas, si Cyril Ramaphosa devenait vice-président du pays pour le second mandat de Zuma, ça ne voudra pas dire qu’il deviendra automatiquement le président de l’ANC. La direction du parti laisse volontairement le jeu très ouvert. C’est d’ailleurs un problème pour le pays car qui dit succession incertaine, dit instabilité. Cela risque alors de paralyser l’administration car les hauts fonctionnaires voudront bien jouer leurs cartes et ne fâcher personne.

Le principal parti d’opposition, l’Alliance démocratique (DA), parviendra-t-il un jour à briser son plafond de verre racial ?

Le DA a réussi à piocher dans l’électorat noir, mais le plafond de verre est toujours là, et le parti n’arrive pas à le percer. Nombre d’électeurs noirs sud-africains aiment encore voir le DA comme un parti blanc. Qu’importe s’il a évolué en mettant sur le devant de la scène plus de personnalités noires. L’apartheid fut un système si brutal qu’encore vingt ans après, quand les élections arrivent, les gens veulent célébrer et encore célébrer cette victoire contre l’apartheid, ce moment 1994. Ils ont besoin qu’un parti soit le réceptacle de cette douleur persistante. Et le DA est le parti qui convient le mieux pour eux. C’est sans doute l’un des atouts les plus importants pour l’ANC.

Est-ce que le nouveau parti, Les Combattants pour la liberté économique (EFF), de Julius Malema, peut s’inscrire dans la durée ?

C’est vraiment une question majeure. Cope, Agang… A chaque élection en Afrique du Sud, nous avons des nouveaux partis. Mais ceux-ci luttent pour rester en vie. Ils se présentent souvent aux élections sans avoir de structures élues, ce qui offre la possibilité à l’ANC de les infiltrer. Pour le parti Cope en 2009, nous savons qu’il y a eu du sabotage de l’intérieur. Les mêmes craintes ont surgi au sein d’EFF cette année. On craignait de donner des responsabilités à quelqu’un expérimenté et efficace car on se disait qu’il venait de l’ANC.

Le financement est aussi un obstacle pour ces petits partis. Il faut par exemple déposer une caution pour participer aux élections. C’est de l’argent qui sera récupéré après le scrutin mais qui ne pourra pas être dépensé pendant la campagne. L’EFF, comme les autres partis, avait droit à de l’espace publicitaire gratuit sur les chaînes de télévision publiques, mais ils n’avaient presque pas d’argent pour en réaliser.

Zwelinzima Vavi et Jacob Zuma au congrès du Cosatu en 2012 (©Sébastien Hervieu)

Y a-t-il un espace sur la gauche à prendre dans le paysage politique sud-africain ?

C’est l’une des questions qui rend ces élections assez intéressantes. Une formation de gauche peut-elle prendre véritablement son envol pour se positionner en prévision des prochaines élections en 2019 ? Ça peut être l’EFF ou alors l’éventuel futur parti qui émergerait du syndicat Numsa. L’EFF partage sa liste aux élections avec des candidats du Black Consciousness Party (BCP), du Workers and Socialist Party (WASP). Ils sont minuscules mais important symboliquement pour incarner la gauche.

Un futur « parti des travailleurs » sud-africain peut-il voir le jour autour du syndicat Numsa et du dirigeant Zwelinzima Vavi ?

Selon mes enquêtes, nombre de travailleurs sud-africains aimeraient bien voir naître un parti qui porterait leurs revendications, mais à condition qu’il soit soutenu par la Cosatu, la fédération syndicale alliée de l’ANC. Donc en ce moment, Numsa et Vavi sont paralysés car s’ils font scission avec le Cosatu, ils risquent de se trouver isolés, même s’ils ont beaucoup de légitimité. Et l’ANC fait tout pour les bloquer car ils savent que cette menace est plus importante que celle de l’EFF.

A mon avis, Numsa et Vavi n’ont quand même d’autre choix que de faire scission car sinon, ils vont être gardés en prison par l’ANC. Mais pour que cela fonctionne, il faut que cette rupture soit planifiée et calculée soigneusement. Il faut d’importantes ressources, faire scission au bon moment, réussir à faire des alliances avec d’autres plus petits partis de gauche. Sinon, ce projet sera mort-né.

C’est la première fois que des électeurs n’ayant jamais connu l’apartheid prennent part au scrutin. La « born free » generation pourra-t-elle faire une différence dans les prochaines élections ?

Ils représentent un phénomène, mais leurs attitudes ne diffèrent pas des autres jeunes de moins de 30 ans. La politique ne les enthousiasme pas. La manière dont ils vont voter est assez incertaine. On sait que beaucoup d’entre eux disent ‘tant que mes parents et mes grands-parents vivent et me rappellent l’injustice et la brutalité du système de l’apartheid, je continuerai probablement à être ‘ANC’’. C’est ce que j’ai beaucoup entendu dans mes enquêtes. Donc il y a cette idée de lien politique avec les parents, de partage d’une culture politique.

Et pourtant beaucoup d’entre eux se sentent plus libres dans leurs allégeances électorales, leurs intentions de vote. On sait que beaucoup voteront pour l’opposition. Par exemple, pour le DA. Eux-mêmes disent qu’ils reçoivent beaucoup de soutien de cette génération. On sait que l’EFF attirent aussi des électeurs très jeunes, les moins de 30 ans sont d’ailleurs une grosse partie de leur électorat. Donc le vote de cette génération se caractérise par un éparpillement entre différents partis politiques.

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