En apparence, il s’agit d’une Amérique de carte postale, idéale en tous points, un rêve communautaire dans lequel l’amour triomphe toujours à la fin et dans lequel tout se règle autour d’une bonne tasse de café. Ce serait l’Amérique d’avant-Trump, d’avant la faillite présumée des élites, d’avant la post-vérité, d’avant la rage de l’homme blanc terrorisé à l’idée de devenir minoritaire, d’avant le « great electoral swindle » du 8 novembre.
Gilmore Girls revient sur Netflix la semaine prochaine après sept saisons pour un revival baptisé A Year in the Life. Il ne s’agit que d’un hasard de calendrier mais il y a quelque chose d’ironique dans le retour de cette série qui faisait de la concorde, de la réconciliation et de la négociation ses leitmotivs au moment où la société américaine est profondément divisée.
Il ne pleut jamais à Stars Hollow (sauf une fois à la fin), la petite bourgade en carton pâte qui abrite les aventures de Lorelai Gilmore et de sa fille Rory qu’elle a élevée seule contre l’avis et l’approbation de sa mère Emily. Il n’y a pas de membres de minorités à Stars Hollow sauf Mme Kim (Emily Kuroda) et sa fille Lane (Keiko Agena). Il n’y a pas de conflits durables car tout finit par s’arranger, entre Emily (Kelly Bishop) et Lorelai (Lauren Graham), entre Luke (Scott Patterson) et Lorelai, entre Rory (Alexis Bledel) et Lorelai, entre Sookie (Melissa McCarthy) et Lorelai.
Amy Sherman-Palladino a inventé un univers parfait et complet. Un monde dans lequel les petits conflits et les tracas quotidiens ne sont que des phases transitoires vers une résolution bienfaisante et réunificatrice. Par moments, Gilmore Girls est proche du conte de fée, une histoire qui semble sortie directement de l’imagination de Kirk (Sean Gunn) qui est le véritable héros de la série. On pourrait même le considérer comme celui tire (en grand secret) les ficelles de tous les autres personnages si nous nous trouvions dans un théâtre de marionnettes.
Il y a quelque chose de résolument bienveillant et de volontairement caricatural dans cette histoire. Il y a aussi un ancrage profond dans la culture populaire par les références cinématographiques et musicales mais également historiques qui trouvent parfois une résonance avec l’actualité. Gilmore Girls est même une ode à la pop-culture avec une multitude d’allusions plus ou moins explicites qui donnent à l’ensemble une rafraîchissante modernité.
Il y a ensuite une utopie de démocratie directe au service d’une communauté soudée et homogène: tout peut se résoudre lors des réunions du conseil de la municipalité invariablement présidées par Taylor Doose. Dans cette expérience du seul homme blanc, ce système est en théorie le meilleur qui soit mais la tentation autoritaire n’est jamais loin.
Il y a enfin une joie inexpugnable et un besoin constant de réaffirmer la nécessité de vivre ensemble, au travers de petites et de grandes célébrations, de fêtes improvisées ou inscrites sur le calendrier. Il y a une forme de candeur et une apologie de l’apaisement qui cadrent assez mal avec l’époque de diffusion entre 2000 et 2006.
Une série sur les classes sociales
Mais il serait aventureux de trouver la série naïve et seulement faite de bons sentiments. Au contraire, elle constitue une redoutable et très perspicace observation de la société de classes aux Etats-Unis. Des grands bourgeois que sont Emily et Richard Gilmore (voire des grandes familles d’affaires que sont les Hutzenberger) jusqu’aux white trash que sont la soeur et le beau-frère de Luke en passant par la famille déclassée de Paris Geller, c’est toute la pyramide du rêve américain qui se dresse au long des sept saisons.
Le mépris de classe est omniprésent et il transcende les frontières familiales. Emily n’a jamais admis les choix de vie de Lorelai. Elle estime que son emploi dans un hôtel local est indigne de sa lignée et de son rang qui sont restaurés par la décision de Rory, élève brillante, d’étudier à Yale, université dont Richard est un ancien élève.
Femme au foyer, entièrement dévouée à la carrière de son mari, maîtresse dans l’art des réceptions mondaines, Emily estime que Luke n’est pas un parti convenable pour sa fille. L’écart social est, à ses yeux, trop grand pour une union. Une fille de bonne famille se marie dans son milieu ou dans le milieu supérieur, jamais dans le milieu d’en-dessous. C’est sur cette convention et sur bien d’autres que se fonde, selon elle, la stabilité sociale.
Car au-delà d’une histoire de famille, d’aventures romantiques à répétition et du passage d’une adolescente à l’âge adulte, Gilmore Girls est une série sur la préservation d’un statut social. Le sujet principal est la conservation et son corollaire, l’évolution des mentalités et l’inévitable mobilité, soit par ascension, soit par déclassement. Elle est une critique assez féroce de la mentalité conservatrice voire réactionnaire des Blancs américains.
Ce qui semble être un récit gentillet dans un cadre propret et totalement fantasmé joue avant tout sur les apparences. La tradition – qu’elle soit revendiquée par Emily ou par Mme Kim – est sans cesse présentée comme une entrave à la liberté et à l’émancipation personnelle. Si elle peut parfois se justifier, elle n’est jamais assez pertinente pour contrarier l’initiative individuelle et le libre-arbitre.
La tradition et la modernité s’affrontent en permanence et d’une manière souvent acharnée dans ces décors qui ne cherchent pas à dissimuler leur aspect factice. Contrairement aux apparences, Gilmore Girls parle bien d’une société américaine fracturée en profondeur et elle évoque bien en filigrane cette peur des Blancs de ne plus être maîtres d’un pays qu’ils estiment avoir eux-mêmes bâti.
Le revival proposé par Netflix -qui mise évidemment sur l’effet nostalgique – se compose de quatre téléfilms de 90 minutes chacun. Ils ne viennent rien apporter de plus sur le fond et sur le second degré de la série. Cela n’a pas non plus gommé les travers de la série d’origine mais c’est l’occasion de se souvenir que la vie est trop courte pour qu’on ne parle pas vite.
(Photo: Netflix. Dessin: Martin Vidberg)