Impossible d’écrire depuis la mi-septembre. Un brusque dégoût m’a pris un matin en prenant la plume. Comme il m’apparaissait, d’un coup, vain de raconter tout cela ! De raconter ces horreurs d’une guerre beaucoup plus terrible que redoutée qui détruit, engloutit notre énergie, notre peuple, saccage notre jeunesse !
J’ajoute que la visite des premiers trains de transport des blessés, gare de l’Est, m’avait aussi profondément affecté. Dans chaque soldat couché, meurtri qui hurlait de douleur en glapissant un « maman » dérisoire, je voyais évidemment mon fils Nicolas. Ces pauvres gosses fauchés par les éclats d’obus ou les mitrailleuses dans des assauts parfois absurdes, ils gémissaient comme des bêtes, pleuraient comme des enfants. Et cette odeur insupportable dans les wagons soi-disant « sanitaires », cette puanteur, mélange improbable de Dakin, de sueur, de sang (les pansements ne sont souvent pas renouvelés à temps et s’entassent ensuite dans des grands sacs de jute) de mort et de pourriture !
Mais ce qui a achevé de me décourager en un instant, en rentrant au bureau, c’est, je me rappelle, le rapport que j’ai dû établir sur… l’utilisation des cerfs-volants sur le front. Oui, vous avez bien lu : les cerfs-volants. Avant guerre, j’avais déjà eu entre les mains les travaux du brave général Saconey : dans la rade de Toulon, il avait réussi à faire s’élever à plus de 150 mètres de hauteur une nacelle avec plusieurs occupants et tout cela grâce à un agencement ingénieux de cerf-volants.
Notre officier supérieur remettait le couvert dès la guerre venue et proposait que nos régiments s’équipent de cerfs-volants pour observer l’ennemi, réaliser des relevés topographiques et des prévisions météorologiques.
De constater que même ce bel objet qu’est le cerf-volant, ce jouet favori des enfants, de mes propres mômes, allait lui aussi servir les combats, m’avait attristé beaucoup plus que j’aurais pu le penser. La main crochue de la sorcière Guerre prenait décidément tout, ne rendait rien et nous engloutissait tous ; même les jeux que l’on aurait plutôt vus dans des parcs parisiens au milieu des rires juvéniles et des cris de joie des gamins excités, y passaient sans ménagement.
J’avais fait valoir un peu doctement dans ma note pour le chef de l’Etat que les cerfs-volants allaient se révéler sans doute impossibles à protéger contre les tirs anti-aériens et qu’ils restaient trop sensibles aux conditions climatiques.
Puis, mon travail transmis, je m’étais affalé sur un fauteuil, les yeux vagues et j’étais resté au moins deux longues heures, hagard, sans réaction, effaré par l’absurdité de ce que je vivais.
C’est Poincaré lui-même qui m’a tiré de ma torpeur.
Il est entré dans mon bureau, dans l’obscurité, en douceur – je le voyais à peine – et m’a parlé. Presque chaleureusement.
« Cela n’a pas l’air d’aller fort. Je comprends. »
Il laisse passer un moment et reprend :
» Vous êtes resté seul à Paris alors que je fuyais à Bordeaux. Vous avez tenu la boutique Elysée sans moi pendant de longues semaines, de jour comme de nuit. Sans l’avoir voulu, vous avez tout assumé crânement : les contacts avec cette tête de caboche de Joffre et son état-major voulant l’indépendance vis à vis du pouvoir civil, ces ministres soupçonneux qui passaient pour vérifier que Gallieni ne faisait pas un coup d’Etat, ces pauvres Parisiens abandonnés par mon cabinet, qui commençaient à souffrir des privations voire des bombardements et qu’il fallait tant bien que mal rassurer et je n’oublie pas ce préfet de police – certes compétent – mais qui comptait sur vous… Et ces nouvelles du front qui se succédaient, si peu rassurantes… Maintenant, vous êtes fatigué, c’est normal.
Reposez-vous.
Tiens, j’ai même remarqué que vous ne tenez plus votre journal. Reprenez le, cela vous fait du bien. Et puis, je suis sûr qu’un jour, des gens le liront avidement. Ils apprécieront cette manière sans doute bien à vous de raconter l’Histoire, votre humour un peu décalé, votre sensibilité parfois à fleur de peau, votre coté affectueux qui transparaît toujours. Olivier, prenez le temps de penser à vous, à vos proches. La France que vous ne cessez de servir avec passion, attendra un peu. Soufflez, mon vieux… La guerre va être longue. »
Il me semble qu’à ce moment, il m’a posé un main sur l’épaule… mais je ne suis pas vraiment sûr. Ce geste était trop affectueux sans doute et Poincaré demeure pudique.
A un moment, je ne l’ai plus entendu. Le président était sorti, sur la pointe des pieds.
Le silence presque total est alors revenu dans mon bureau du premier étage, envahi par la même nuit que le parc du palais.
Je me suis levé pour rentrer chez moi. J’allais mieux.
Et, en chemin, en remontant à pieds vers mon domicile de la rue de Madrid, j’ai décidé de reprendre le fil de mon journal.