« Ainsi, il n’ira pas dans les tranchées… » Mon épouse pousse un soupir de soulagement. En apprenant que Nicolas a réussi à intégrer l’école d’aviation de Chartres, avec l’aide de mon ami René Besnard, sous secrétaire d’Etat à la Guerre, Nathalie se rassure un peu. Il lui semble que notre fils de 19 ans aura ainsi moins de chances d’être fauché par les mitrailleuses allemandes ou emporté par un obus. Là-haut dans le ciel, aux commandes de son Farman F20, il dominera les opérations et ne pourra disparaître dans la boue et les trous pleins d’eau sale, comme des milliers de jeunes gens de sa génération.
René Besnard, sous secrétaire d’Etat à la guerre, visite l’école d’aviation de Chartres
Je serre ma femme dans mes bras. Une larme coule à nouveau sur sa joue. Je ne peux lui avouer que les pertes de notre toute nouvelle aviation se révèlent aussi effroyables que les troupes au sol. Nos appareils demeurent peu sûrs, les erreurs de pilotage de la part de soldats à peine formés se multiplient, surtout dès que les missions s’enchaînent et les font tomber dans une irrésistible fatigue.
« Il se battra, dans son avion ? » me demande à nouveau Nathalie, anxieuse.
Je lâche, à moitié convaincu moi-même : « Pas vraiment, les Farman sont utilisés surtout pour la reconnaissance. Nicolas aura un fusil Lebel à la main mais il ne s’en servira sans doute guère. Il devra surtout prendre garde aux vents, aux nuages bas qui cachent souvent la piste, aux pannes mécaniques… »
René Besnard a bien accueilli ma requête concernant l’incorporation de Nicolas dans une unité d’aéronefs. L’aviation manque de pilotes et les pertes sont déjà lourdes.
Le Farman F20, aéronef de reconnaissance
Le vote par la Chambre, le 12 mars, de l’appel sous les drapeaux de la classe 1916 a été pour nous un coup de tonnerre. Notre petite famille pensait encore que la guerre serait finie avant que notre aîné soit en âge de porter les armes. Eh bien non. Tous les garçons valides nés en 1896, cela fait 350 000 soldats de plus. La France en a besoin, en urgence. De même qu’elle s’apprête à appeler la classe 1917 prématurément.
Deux semaines plus tard, les cheveux châtains clairs, courts, Nicolas fait encore plus gamin. Il a été reçu avec toute sa classe à la mairie du VIII ème pour un discours tonitruant et pénétré de patriotisme du maire, le docteur Philippe Maréchal, avant d’aller boire un coup, rue de Rome, avec tous les jeunes de son ancien lycée.
Je le conduis, le lendemain, avec une automobile de l’Elysée, à la gare Montparnasse, direction Chartres, le quartier Neigre et le 4ème escadron du Train, qui abrite la toute nouvelle école de pilotage.
L’école d’aviation de Chartres est hébergée par le 4ème escadron du Train au quartier Neigre (ou Nègre ? ) à Chartres
Nicolas est un des seuls à rejoindre son régiment en allant vers l’ouest. Les autres arrivent par trains entiers de toute la Bretagne, marquent une pause plus ou moins longue, assis voire couchés sur les quais, en buvant, riant ou beuglant, avant de recevoir l’ordre de bifurquer vers la gare de l’Est ou la gare du Nord.
Nous nous embrassons. Nicolas arbore un petit sourire timide et triste. Je le trouve un peu pâle. Je voudrais le serrer fort mais devant ses camarades, je ne peux pas, ni n’ose. Je le laisse entrer avec sa grosse valise noire dans son wagon et j’attends, un peu hébété, que le train s’ébranle pour partir.
Je retourne enfin à la maison, l’esprit vide, la gorge complètement nouée.
La chambre de notre aîné est rangée, pour une fois. Le rideau bleu tiré. Plus de livres en vrac, par terre, en milieu de deux trognons de pommes et d’une ou deux bouteilles de cidre ou de bière vides . C’est propre, net. Rien n’y bouge. Un grand silence. J’aimerais tellement que Nicolas revienne, revienne remettre son petit désordre, vite…