Dans un ouvrage paru à la fin de l’année dernière, La révolution suspendue de l’Afrique du Sud, Adam Habib, professeur de sciences politiques et directeur de l’université de Wits à Johannesburg, tire le bilan de ces deux décennies de liberté, en revenant notamment sur un choix clé rapidement fait par le Congrès national africain (ANC). Celui de la politique économique :
« Au début, le programme redistributif de Reconstruction et de Développement (RDP), préconisé dans le programme de l’ANC, semblait tenir la corde. Jay Naidoo, alors secrétaire général de la fédération syndicale de la Cosatu, était nommé ministre en charge du RDP. Mais rapidement, d’autres signes ont indiqué la consécration d’une autre politique économique. La banque centrale est devenue indépendante, le contrôle des changes a été assoupli, un programme de libéralisation a été mis en place avec la baisse des tarifs douaniers dans les secteurs de l’automobile, du textile, de l’électronique, et avec la privatisation d’une partie de la compagnie nationale de télécommunications (Telkom) et de la compagnie aérienne (South African Airways). Cet agenda néo-libéral a été formalisé en 1996 quand le programme du GEAR a été adopté. Les dépenses de l’État ont été réduites et les services publics ont été rationalisés pour que le déficit n’atteigne plus que 3% en 1999. »
« Ces gains fiscaux ont été réalisés à un coût social dévastateur »
L’impact de l’application de GEAR, couplée à l’introduction d’un programme de discrimination positive, fut « mixte » :
« Cela a permis à l’Afrique du Sud d’améliorer ses finances, de baisser ses taux d’intérêt et de maîtriser l’inflation (…) Ces gains fiscaux ont toutefois été réalisés à un coût social dévastateur. (…) L’effet principal a été la consolidation et le renforcement d’une structure sociale duale, léguée pourtant par l’apartheid, même s’il y a eu une certaine déracialisation dans ses échelons supérieurs. Ainsi, alors que l’accès à l’eau, l’électricité, aux communications était étendu, l’introduction d’un nouveau modèle de recouvrement de ces coûts signifiait que des millions de Sud-Africains se retrouvaient privés d’accès à ces services en raison de leur impossibilité de payer. »
« De plus, bien que GEAR a pu faciliter la croissance économique et permis à certains d’en bénéficier énormément, il a laissé des millions de personnes au chômage. Les classes moyennes ont crû de façon spectaculaire, avec l’émergence d’entrepreneurs noirs et le recrutement de fonctionnaires noirs. Un petite élite d’hommes d’affaires noirs connectée politiquement a aussi émergé, surtout grâce au transfert de parts de capital d’entreprises privées financé par l’État. Résultat, alors que la pauvreté a d’abord augmenté puis diminué, les niveaux d’inégalités ont constamment augmenté dans l’ère post-apartheid ».
Le chercheur rappelle qu’entre 1985 et 2002, la part des salaires des travailleurs dans le PIB est passée de 57,1% à 51,4%, et celle des profits de 42,9% à 51,4%.
Adam Habib
Pourquoi l’ANC a-t-il fait ce choix ? Adam Habib n’est pas convaincu par les théories qui focalisent sur les élites en évoquant une traîtrise (critique de gauche) ou une conversion (explication de droite). Il avance plutôt la thèse d’un rapport de forces favorable :
« Thabo Mbeki [vice-président de 1995 à 1999 sous Mandela, puis président jusqu’en 2008] et les autres dirigeants étaient confrontés à deux groupes d’intérêt diamétralement opposés qui prônaient des politiques économiques contraires. D’un côté, les investisseurs étrangers et les hommes d’affaires locaux faisaient du lobbying pour des politiques économiques néo-libérales (…). Leur levier : l’investissement. De l’autre côté, une grande majorité de citoyens exigeaient une baisse de la pauvreté, des services publics et une transformation. Leur levier : leurs votes. Les citoyens étaient cependant affaiblis par la structure raciale des partis politiques qui existaient, et le fait qu’aucun de ceux-ci ne présentait une réelle menace pour l’ANC. Dans ce contexte, la pression exercée par les investisseurs étrangers a été perçue comme ‘plus réelle’ ou immédiate, et Mbeki a opté pour accéder aux exigences de ces derniers. »
Les deux économies sud-africaines
Avec l’adoption de cette politique néo-libérale, la société civile sud-africaine, façonnée par la lutte anti-apartheid, s’est reconstituée de deux manières. D’une part se sont mises à proliférer des organisations basées dans les communautés, des réseaux, des associations, aidant les Sud-Africains les plus dans le besoin, « un moyen de survivre pour les gens pauvres et marginalisés qui n’avaient pas d’alternative face à un État en retrait qui refusait de remplir ses obligations socio-économiques à l’égard de ses citoyens ». De l’autre côté, d’autres organisations, mieux structurées, ont émergé pour mobiliser les gens sur des sujets précis (lutte contre le sida, accès à l’électricité, etc.).
L’auteur estime que Thabo Mbeki a fait une erreur d’analyse :
« Pour Thabo Mbeki, l’Afrique du Sud était constituée de deux économies : l’une moderne, efficace et internationalement compétitive, et l’autre, informelle, marginalisée, pauvre et de façon écrasante localisée dans les communautés noires (…) Cela a permis à la présidence de juger que la première économie ne requérait aucune intervention et que seulement la seconde avait besoin de réforme et d’assistance (…) Mais ce sont précisément les politiques et le fonctionnement de la première économie qui créaient de la pauvreté et de la misère chez la seconde (…) Le mandat explicite de l’ANC était de faciliter la transcendance de la division raciale entre le secteur blanc et privilégié et le secteur noir et désavantagé. Toutefois, à l’inverse, alors que les politiques économiques et sociales menées lors de la première décennie a vu le début d’un processus de déracialisation du premier secteur, les mêmes politiques ont simultanément accru la taille du deuxième et aggravé ses problèmes ».
Au cours de son deuxième mandat (2004-2008), Thabo Mbeki prend conscience des conséquences sociales de sa politique. Il augmente considérablement le nombre de bénéficiaires d’aides sociales (de 6,5 millions en 2004 à 12,4 millions fin 2007) et lance un vaste programme d’infrastructures. Mais ce « néolibéralisme à visage humain (…) reste largement en place ».
En 2007, au congrès de l’ANC à Polokwane, Jacob Zuma prend la tête du parti grâce aux soutiens de la Cosatu et du parti communiste (SACP), mécontents de la politique de Thabo Mbeki, largement battu lors du scrutin interne. Son élection dans la foulée à la tête du pays en 2009 accélère le changement de cap plus à gauche (l’âge limite des enfants jusqu’auquel les parents peuvent recevoir des allocations familiales passe par exemple de 14 à 18 ans) :
« Il ne peut y avoir aucun doute que le mixte des politiques économiques et sociales menées par l’administration Zuma a un parfum néo-keynésien (c’est-à-dire social-démocrate), distinct de l’agenda économique appliqué depuis 1994 (…) mais ce mouvement vers la gauche ne s’est pas encore traduit sur le terrain par de véritables gains pour les pauvres. L’économie sud-africaine a continué à croître, mais à un taux moins élevé que ceux de ses concurrents et de ses voisins (…) Le chômage, la pauvreté, les inégalités continuent de tourmenter la nation ».
« Zuma a répondu en promettant tout à tout le monde«
Pour Adam Habib, « l’ère post-Polokwane correspond à l’émergence d’une impasse entre les syndicats et le milieu des affaires, dans laquelle aucun des intérêts des uns ou des autres ne peut l’emporter au sein de l’État. » Dans « un parti profondément divisé encore à la recherche de sa ‘raison d’être’ économique collective », l’universitaire critique l’immobilisme de Jacob Zuma :
« Les discours annuels de l’Etat de la Nation du président Zuma ont particulièrement manqué d’inspiration. Confronté à une déferlante de grèves et de manifestations pour un meilleur accès aux services de base, Zuma a répondu en promettant tout à tout le monde. Il y a peu de choses dans ses discours sur lesquelles quelqu’un pourrait être en désaccord. Il promet à tout le monde ce qu’ils veulent. Mais en parlant de tout, il ne dit rien. Il ne fait aucun choix. De cette manière, Zuma a manqué d’importantes opportunités d’orienter la politique de son administration et d’établir les conditions pour la mise en place d’un nouveau pacte social pour le pays ».
L’universitaire rappelle qu’il y a urgence à trouver des emplois aux nouveaux diplômés sortant des universités, mais « une attention significative doit aussi être portée à l’établissement de secteurs industriels capable d’absorber les chômeurs non-qualifiés ou semi-qualifiés, ceux qui ont été licenciés à la fin des années du régime de l’apartheid et lors de la première décennie de la transition sud-africaine ».
Depuis l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma, le nombre de « rébellions des pauvres », illustrées par ces manifestations dans la rue pour dénoncer la lenteur du raccordement aux services de base (eau, électricité, toilettes, logement, etc.), ont explosé. Pour expliquer les carences de l’administration, l’auteur avance quatre raisons. La corruption à tous les échelons alimentée par un manque de volonté politique pour la combattre. Un flou dans l’attribution des prérogatives entre les différents niveaux hiérarchiques (municipalités, provinces, État). Le manque de ressources financières. Et l’impact du programme de discrimination positive sur le recrutement des fonctionnaires, davantage réalisé en fonction de la couleur de peau que du mérite.
« Le sabotage du processus de transfert de compétences »
« Mais il faut rappeler que tout transfert de compétences implique deux processus distincts : la formation et le parrainage. L’adoption du programme GEAR a contourné ce dernier. GEAR exigeait une baisse des dépenses de l’État, ce qui signifiait une baisse du nombre de fonctionnaires au moment même où l’administration devait être transformée racialement. Alors que le staff noir était recruté, les fonctionnaires en poste, principalement blancs, étaient autorisés, et même encouragés à quitter l’administration. Les conséquences ne furent pas seulement une perte de la mémoire institutionnelle mais aussi le sabotage du processus de transfert de compétences. Ceux-là même qui auraient pu jouer le rôle de parrains n’étaient plus dans la fonction publique. Les recrues noires, surtout les jeunes fraîchement diplômés des universités, étaient programmés pour échouer au moment d’entrer dans l’administration. Ce processus a eu un effet particulièrement tragique dans le secteur de l’éducation. »
Plus largement, pour réformer le programme de discrimination positive instauré pour corriger les inégalités héritées du passé, Adam Habib propose de ne plus seulement prendre en compte la catégorie raciale. Il faudrait ajouter le critère du statut socio-économique de l’individu pour limiter les effets pervers d’un système qui a permis l’enrichissement d’une minorité des Noirs sud-africains.
Pointant du doigt le manque de « courage politique et d’imagination » au pouvoir de l’actuel président, le professeur craint cependant une absence durable de changement de situation. La raison ? La possibilité de demander des comptes à l’ANC est limitée. Élus à la proportionnelle sur une liste nationale ANC, et non depuis une circonscription, les députés de l’ANC doivent convaincre la hiérarchie de leur parti, et non directement des électeurs, pour pouvoir être placés en bonne position sur la liste et être ainsi réélus. Ce système limite aussi la capacité des parlementaires ANC à réclamer des comptes à l’exécutif sud-africain dont les membres se cofondent avec la direction de l’ANC.
Manque de concurrence politique pour l’ANC
Recueillant près des deux-tiers des votes à chaque élection depuis deux décennies, l’ANC bénéficie aussi d’un manque de concurrence dans le paysage politique sud-africain. Pour Adam Habib, le principal parti d’opposition, l’Alliance démocratique (DA), ne pourra jamais battre l’ANC car « sa base électorale est largement confinée à des groupes minoritaires » [blancs, métis].
« La seule alternative est l’émergence d’un parti d’opposition issu de l’alliance tripartite au pouvoir [ANC, Cosatu, SACP] (…) Comme ce sont les maisons politiques des travailleurs syndiqués, de la petite classe moyenne et des chômeurs (c’est-à-dire la base sociale la plus appropriée pour un projet politique alternatif), la Cosatu et SACP représentent le meilleur espoir pour un parti d’opposition parlementaire viable ».