La sensation de déjà-vu est l’une des plus dérangeantes parmi les phénomènes psychiques non pathologiques. Dans les festivals de cinéma, elle prend une réalité. On verra dans la même journée trois oiseaux s’écraser contre une vivre, deux femmes échouer à appliquer leur rouge à lèvres.
Robert Harron, Walter Long et Miriam Cooper dans « Intolerance », de D. W. Griffith (1916) | © CINETECA DE BOLOGNA
C’est une expérience difficile à partager, mais la collision entre deux séquences de The Front Page (Lewis Milestone, 1931) et Intolerance (David W. Griffith, 1916) m’a bien secoué, jeudi 30 juin, au festival Il cinema ritrovato de Bologne. Dans les deux films, on voit trois hommes couper trois cordelettes, au rasoir chez Griffith, au couteau chez Milestone. Ces fils commandent l’ouverture de la trappe d’un gibet. On comprend que c’est l’équivalent du fusil chargé à blanc dans le peloton d’exécution. Seule l’une des cordelettes ouvrira vraiment la trappe et le responsable de la mort du condamné ignorera cette responsabilité.
Voici deux pseudo-photogrammes (ils ont été pris sur les versions de ces deux films disponibles sur YouTube, d’une qualité abyssale qu’il faudrait éviter, sauf nécessité absolue),de ces séquences écrites à quinze ans d’intervalle:
La pendaison chez Griffith (1916)
La pendaison chez Milestone (1931)
C’est exactement la même chose, en même temps on ne peut imaginer deux visions aussi radicalement différentes de la même situation. Dans Intolerance, Griffith porte le montage alterné à un extrême jamais atteint depuis. Le pauvre garçon menacé de pendaison doit patienter le temps que les trois autres segments du film (la chute de Babylone aux mains des Perses, la Passion du Christ et le Massacre de la Saint-Barthélémy) suivent leur petit monstre de chemin. On ne peut s’empêcher de penser que cette critique de la peine capitale, des hasards monstrueux qu’elle met en jeu (qui deviendront l’un des thèmes favoris de Fritz Lang) est une pénitence de la part du réalisateur, qui, l’année précédente, avait fait l’éloge du lynchage des Afro-américains dans Naissance d’une nation.
Matt Moore, Edward Evertt Horton, Fred Howard, Spencer Charters et Pat O’Brien dans « The Front Page », de Lewis Milestone (1931) | © CINETECA DE BOLOGNA
Dans le film de Milestone, première adaptation de la pièce de Ben Hecht et Charles MacArthur qui devait aussi inspirer Howard Hawks (La Dame du vendredi, 1940), Billy Wilder (Spéciale Première, 1974) et Ted Kotcheff (Scoop, 1988), la mise à mort est le prétexte à une satire destructrice de la presse et du monde politique. Dans la version de Wilder, la seule, avec celle de Milestone à s’en tenir à la structure originale de la pièce, l’exécution n’est plus qu’un élément grotesque. Mais en 1931, peut-être parce que l’on pend encore en public aux Etats-Unis, Milestone – cinéaste moins sardonique que le Viennois – ne cache rien de l’horreur possible. De toute façon, cette version de The Front Page, produite par Howard Hughes, restaurée par l’Académie des Oscars grâce au legs des archives du milliardaire qui fut « The Aviator », est d’une noirceur absolue et les bons mots de Hecht et MacArthur sont comme assourdis par la violence des situations et le sordide délibéré et magnifique des décors.
Le film de Lewis Milestone se réduit à cette vision désespérée et désopilante de l’humanité (Adolphe Menjou est sublime en patron de presse dépourvu de tout sens moral), celui de Griffith, long de presque trois heures et demie, est un univers à lui tout seul. On répétera donc cette supplique : attendez de les voir sur grand écran pour en profiter pleinement.