Face aux tentations autoritaires du parti Droit et Justice au pouvoir à Varsovie et la répression tous azimuts du général Al-Sissi, deux cinéastes, le jeune (32 ans) polonais Jan P. Matuszynski et le vétéran (64 ans) égyptien Yousry Nasrallah, ont pris la tangente sur les écrans de Locarno. Leurs films respectifs, Ostatnia rodzina (« La Dernière Famille ») et Al Ma’ wal Khodra wal Wajh El Hassan (« Ruisseaux, prairies et visages aimables »), sont présentés en compétition, et tous deux, chacun à leur manière, tiennent à l’écart la grande Histoire.
Andrzej Seweryn (caméra), Aleksandra Konieczna (béret) et David Ogrodnik dans « Ostatnia rodzina », de Jan P. Matuszynski © FESTIVAL DE LOCARNO
Pour un spectateur qui n’est pas polonais, la mention « inspiré de fait réels » qui précède la projection d’Ostatnia rodzina n’attire pas l’attention. Le destin tragique de la famille Beksinski, le père Zdizslaw (1929-2005), peintre internationalement reconnu (même si l’on ne trouve qu’une mention de son nom dans les archives du Monde), le fils Tomek (1958-1999), homme de radio, journaliste musical, et la mère Zara, dont on ne trouvera pas de biographie sur Wikipedia, est en revanche assez connu en Pologne pour que le public ne soit en rien surpris par l’accumulation de tragédies ordinaires (maladie, vieillesse, déchéance) et extraordinaires (accidents d’avions, tentatives de suicide spectaculaires) qui scandent la vie de la tribu.
Le film de Matuszynski est rythmé par l’affichage de dates en bas de l’écran. En 1977, la famille Beksinski s’installe à Varsovie, dans une cité moderne et sinistre. Ce qui se passe au long du quart de siècle suivant, la gloire internationale du père, les troubles du (moins en moins) jeune homme, est précisément daté. L’autre calendrier polonais – celui du soulèvement de Solidarité en 1980, du coup d’Etat l’année suivante, de la chute du mur de Berlin – reste hors du champ, de la caméra, du récit. Une fois, une seule, un journaliste demande à l’artiste d’où viennent les images cauchemardesques de ses tableaux et celui-ci se défend d’avoir peint un monde post-apocalyptique, ce qui, pour un homme né en 1929 au pays des officiers de Katyn, sur le territoire duquel les nazis choisirent les sites des plus grands camps d’extermination, appelle forcément l’incrédulité.
Au fil des deux heures de la projection d’Ostatnia rodzina, ce refoulement qui reste très exactement cela, un non-dit qui ne doit jamais être transgressé, finit par s’entendre aussi clairement que s’il était énoncé. C’est l’une des forces (avec l’interprétation extraordinaire d’Andrzej Seweryn dans le rôle de Beksinski père) de ce film qui confirme le réveil du cinéma polonais au moment où, justement, la normalisation menace.
Les soies et le miel
En Egypte, la menace s’est fait réalité depuis déjà deux ans. Le dernier film de Yousry Nasrallah, Après la bataille, avait été présenté à Cannes en 2012. Le réalisateur égyptien évoquait directement un épisode du printemps du Caire, la charge des cavaliers contre-révolutionnaires sur la place Tahir. Quatre ans plus tard, Al Ma’ wal Khodra wal Wajh El Hassan est situé dans une province imprécisément située où s’entrecroisent des intrigues sentimentales et villageoises. Il est question de divorces et de remariages, d’unions forcées refusées, mais aussi de l’emprise de parvenus sur une famille d’honnêtes restaurateurs-traiteurs.
Bassem Samra, Mena Shalabi, Laila Eloui dans « Al Ma’ wal Khodra wal Wajh El Hassan », de Yousry Nasrallah © FESTIVAL DE LOCARNO
Yousry Nasrallah prend un plaisir manifeste à jouer avec les règles de l’amour, qui sont faites, là comme ailleurs, pour être tournées, à insérer délicatement quelques éléments de réalité (les hommes ont recours au Viagra, un soupirant ne peut déclarer sa flamme car il a été mis au ban de la société pour avoir frappé un policier). L’analyse reste précise mais elle est enveloppée dans les soies des costumes aux couleurs criardes, dans le miel de la musique des noces et banquets. Le scénario évite de s’en prendre aux institutions, préférant montrer en passant un gouverneur onctueux, un officier de police plein de sa propre importance. Ce n’est qu’à la toute fin, avec un « happy end » qui n’en est pas tout à fait un, que Nasrallah détaille sa métaphore, montrant ses modestes héros pleins d’amour, mais au fond du trou. Ce qui est probablement le cas du public égyptien auquel est destiné ce film énergique et drôle, qui sortira en France à la fin de l’année.