Le gigantisme du Festival de Toronto rend possible la programmation de festivals taillés à la mesure de chaque spectateur. Le fan de Gemma Arterton la verra dans trois films (Their Finest, de Lone Scherfig, The Girl with All The Gifts, de Colm McCarthy, Orpheline, d’Arnaud des Pallières) ; l’amateur de musiques peut passer son temps en documentaires sur Le Sixième Beatle, John Coltrane, les Rolling Stones ou le trompettiste Lee Morgan, qui fut assassiné par sa femme.
On pouvait aussi organiser son propre festival panafricain en réunissant deux sortes de films tournés sur le continent : ceux réalisés par des cinéastes nés au sud du Sahara et ceux produits par de gros producteurs du Nord. C’est ce que j’ai fait une journée durant, en commençant par Queen of Katwe, de Mira Nair réalisatrice née en Inde – financé par Disney –, et en continuant avec Wulu, film malien – et produit par un Français –, de Daouda Coulibaly et The Wedding Ring (L’Alliance), de la Nigérienne Rahmatou Keita. J’aurais pu continuer sur cette voie – on pouvait voir un film expérimental kenyan et le programme « City to City », qui met chaque année Toronto en correspondance avec une ville, était cette année consacré à Lagos, et donc au cinéma nigérian, dit de « Nollywood ».
Le Katwe sur lequel règne la reine du film de Mira Nair est un grand bidonville de Kampala, la capitale de l’Ouganda. Si Disney (et la sportive compagnie du câble ESPN) ont produit le film, c’est qu’il raconte l’histoire d’une enfant de Katwe, vendeuse d’épis de maïs, devenue championne d’échecs. On reconnaît bien le schéma classique du film sportif, et ses promesses de débuts exaltants suivis de revers temporaires qui se concluent sur un triomphe final. Et, de ce point de vue, Queen of Katwe suit à la lettre la convention du genre.
Un conte moderne situé en Afrique
Si l’histoire ne surprend pas, le décor déconcertera les amateurs de production Disney, habitués aux savanes du Roi Lion, à la jungle de Tarzan. Mira Nair a tourné dans les rues de Katwe où elle a recruté une bonne partie de ses interprètes. Si David Oyelowo (vu en Martin Luther King dans Selma) et Lupita Nyong’o (12 Years a Slave) jouent respectivement l’entraîneur et la mère de la petite championne Phiona Mutesi, ce dernier rôle est tenu par une native du bidonville, Madina Nalwanga.
Dans un entretien accordé pendant le tournage du film, en 2015, au New York Times, Mira Nair affirme : « Il est bizarre de penser qu’un conte moderne situé en Afrique et sans animaux n’avait jamais été réalisé auparavant. » C’est bien sûr négliger la quasi-totalité des films réalisés par des Africains, de La Noire de…, de Sembène Ousmane à la pléthorique production de Nollywood. Avec un peu de charité, on interprètera ainsi le propos de la cinéaste : c’est la première fois qu’un grand studio prend le risque d’un film dont tous les personnages sont africains – ougandais, en l’occurrence – et de tourner cette histoire à l’endroit même où le scénario la situe.
Et, de ce point de vue, le pari est gagné, la description de la vie quotidienne dans le bidonville, la pression de l’absolue pauvreté qui met les vies à la merci du moindre incident – une averse, une maladie autrement bénigne, prennent une vie inédite, spectaculaire (incarnée par des stars hollywoodiennes d’origine africaine) mais véridique (les égouts à ciel ouvert n’ont pas été creusés par l’équipe de décoration).
David Oyelowo est aussi à l’affiche du film A United Kingdom qui raconte les noces du roi du Bechuanaland (ancien nom du Bostwana) et d’une sujette britannique (Rosamund Pike), à la fin des années 1950. Je n’ai pas vu le film, qui n’a pas fait l’unanimité à Toronto, mais sa production (britannique) et le tournage en Afrique australe, en font un proche cousin de Queen of Katwe.
Ibrahim Koma dans « Wulu », de Daouda Coulibaly | COURTESY OF TIFF
Pendant ce temps, au Mali ou au Niger, les cinéastes doivent se contenter de moyens plus modestes. Pour une (très grosse) poignée de francs CFA en plus, Wulu, de Daouda Coulibaly, aurait pu (et on se dit souvent que le cinéaste qui signe ici son premier long-métrage l’aurait bien voulu) être un grand spectacle sanglant. L’histoire de Ladji, le « coxer » (l’apprenti qui entasse les passagers dans les minibus) qui, las d’attendre de devenir chauffeur, devient un gros trafiquant de drogue ressemble à celle de tous les Scarface, de Chicago à Miami. Le film est ancré dans la réalité du trafic de stupéfiants en Afrique de l’Ouest, de sa porosité avec les mouvements djihadistes sahariens et le scénario fonce avec assurance de Bamako à Tombouctou en passant par Conakry et Dakar. Quelles que soient les faiblesses du film, son énergie et sa modernité résolue retiennent l’attention.
Une image de « The Wedding Ring » (« L’Alliance ») de Rahmatou Keita | COURTESY OF TIFF
La cinéaste nigérienne Rahmatou Keita a choisi le chemin opposé qu’il s’agisse du contenu ou de la méthode de production. The Wedding Ring est une histoire d’amour entre une jeune fille de bonne famille d’une grande beauté et un prince peul, qui fait intervenir un marabout bienveillant, des servantes au cœur fidèle et quelques chameaux. On voit passer des voitures, mais les téléphones portables sont restés au vestiaire. Les vêtements sont traditionnels, tout comme les interactions sociales. En le présentant, la réalisatrice a raconté que toutes les instances d’aide européennes avaient refusé son film qui a finalement été financé par l’Algérie, le Maroc, le Burkina Faso, le Rwanda, l’Ouganda et le Congo-Brazzaville. « C’est la première fois qu’un film est entièrement produit par l’Afrique », a-t-elle affirmé. C’était encore une fois ne pas regarder vers le Sud depuis Niamey, en direction du Nigeria. De toute façon, ce n’est pas la dernière : qu’il s’agisse de tourner les yeux des spectateurs du nord au sud du Sahara ou de rassasier les consommateurs du continent et des diasporas, les marchés cinématographiques d’Afrique, à l’image de celui de Toronto, sont voués à la croissance.