La peste n’a pas attendu l’Antiquité pour se manifester. Elle infectait déjà il y a près de 5000 ans.
L’ADN du bacille de la peste a été détecté dans les dents de cet individu, qui vivait vers 2500 ans av. J.-C. sur le territoire de l’actuelle Estonie
Harri Moora
Il y a un an, la peste avait déjà étendu le spectre de ses victimes : une étude avait confirmé que c’était elle, déjà, qui était sans doute à l’origine d’une terrible épidémie de la fin de l’Antiquité, celle de Justinien vers 540 apr. J.-C. Mais les chercheurs ne savaient pas vraiment ce qui s’était passé avant : comment une banale bactérie du sol s’était peu à peu transformée en l’une des infections les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité, fauchant une grande partie de la population européenne au Moyen Âge. Une étude vient de montrer que bien loin de ne commencer qu’avec l’empereur byzantin Justinien, la peste infectait déjà les hommes il y a près de cinq mille ans. D’après ces résultats, la peste n’aurait acquis que peu à peu l’attirail génétique lui conférant son extrême virulence.
« Un superbe papier ! s’enthousiasme Catherine Thèves, du CNRS. Nous sommes vraiment à l’âge d’or de la paléogénomique » (l’étude des génomes anciens). L’analyse, réalisée au sein de l’un des principaux laboratoires du domaines, celui d’Eske Willerslev à l’université de Copenhague, a demandé des moyens importants et en particulier « des traitements informatiques conséquents ». Les chercheurs ont ainsi passé en revue pas moins d’une centaine d’individus d’Europe et d’Asie à la recherche de l’ADN de la bactérie responsable de la peste. Ils l’ont identifié dans sept d’entre eux, qui vivaient entre 2800 et 950 av. J.-C.
C’est là le premier enseignement de l’étude et non des moindres : il y a des milliers d’année, la peste était déjà étonnamment répandue. Elle faisait partie du quotidien, incontestablement. Est-ce qu’elle tuait ? Peut-être. Mais elle ne se transmettait sans doute pas aussi vite qu’au Moyen Âge.
Car le portrait de la peste de l’âge du Bronze, dressé d’après son ADN, suggère qu’elle était alors moins dangereuse. D’abord, elle ne possédait pas le gène qui lui permet de survivre sans encombre dans l’estomac de la puce. Une surprise pour les scientifiques, qui pensaient que la bactérie de la peste avait acquis ce gène bien plus tôt dans son histoire, tant elle ne semble pouvoir vivre sans lui aujourd’hui. En fait, il n’est probablement apparu que vers la fin de l’âge du Bronze. Car il n’est présent que dans le bacille de l’individu le plus récent, qui vivait en 950 av. J.-C.
Ces éléments, ainsi que d’autres indices génétiques, suggèrent que les puces, fortement impliquées dans la grande peste noire du Moyen Âge, ne transmettaient pas encore la maladie à l’âge du Bronze. Une hypothèse renforcée par l’absence d’une mutation nécessaire à la forme de peste qui se transmet par les puces, la peste bubonique − du nom des bubons, ces gonflements douloureux des ganglions lymphatiques souvent décrits dans les textes médiévaux. L’autre forme de peste est pulmonaire et ne se transmet que par contact direct entre les hommes. À l’âge du Bronze, les rats et leurs puces ne constituaient donc pas ce vecteur et ce réservoir essentiels dans le développement des épidémies ultérieures.
De la même manière, la peste identifiée dans l’individu le plus ancien (2800 ans av. J.-C.) a une corde de moins à son arc : elle ne sait pas encore passer inaperçue dans le système immunitaire de l’homme ou du rat. Elle ne dispose pas, en effet, de la mutation génétique qui supprime les flagelles, ces sortes de poils grâce auxquels les bactéries se déplacent mais qui les signalent aux défenses de notre organisme. Enfin, ces souches de peste les plus anciennes n’avaient pas encore la capacité de coloniser les tissus profonds, qui rend les souches récentes si virulentes. « Les arguments sont robustes et s’appuient sur les connaissances les plus récentes » souligne Catherine Thèves.
Bref, une peste de l’âge du Bronze qui semble bien plus inoffensive qu’au Moyen Âge. Mais déjà très répandue : une épée de Damoclès qui annonçait sans doute les épidémies à venir…
Nicolas Constans
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Compléments
La publication scientifique : Cell, Rasmussen and Allentoft et al.
Le rôle des migrations. Cette étude est dérivée d’une autre publiée il y a quelques mois par les mêmes chercheurs, et basée sur la même centaine d’individus. Elle avait conclu qu’une population d’éleveurs nomades originaires des steppes entre Europe et Asie, les Yamnaya, avait connu de très importantes migrations à l’âge du Bronze et du Fer. Ils étaient allés vers l’ouest, jusqu’en Europe centrale et du nord, et vers l’est, jusqu’à l’orée de la Mongolie et de la Chine. Leurs déplacements, à cheval et avec des chariots tirés par des bœufs, pourraient d’ailleurs avoir favorisé la diffusion très large des langues indo-européennes, de nombreuses technologies et peut-être donc… de la peste. Nul doute que les chercheurs vont désormais rechercher d’éventuels traces de la maladie dans tous les sites de ces périodes (y compris les plus connus d’entre eux : Égypte, Mésopotamie, Stonehenge, et plus tard Gaule, etc.) voire même avant, jusque pendant la Préhistoire.
La contamination est en général le principal écueil de ce genre d’étude. En effet, les ADN de bactéries ne manquent pas sur des restes laissés dans le sol pendant des milliers d’années. Identifier celui de la peste est donc difficile. Mais un faisceau d’indices suggère aux chercheurs qu’ils ne se sont pas trompés. D’abord l’ADN de la bactérie responsable de la peste fait son âge : il présente les caractéristiques habituelles d’une séquence génétique ancienne (très fragmenté, avec des signes de dégradation chimique). En outre, ce vieillissement semble à peu près similaire à celui de l’ADN de l’individu où il se trouvait. Autrement dit, ils avaient probablement bien le même âge. Enfin, les séquences génétiques retrouvées sont suffisamment précises pour permettre d’identifier l’ADN du bacille de la peste, et non celui d’autres bactéries.
Avec cette étude, l’arbre généalogique de la peste pourrait être enfin clarifié. Des décennies que les historiens débattent de l’existence d’hypothétiques souches (« orientale », « antique », etc.), certaines, dormantes, étant éventuellement réapparues à certaines époques. L’étude danoise pourrait simplifier les choses : toutes les souches de pestes connues jusque-là, de l’Antiquité à l’époque moderne, semblent toutes descendre de celles de l’âge du Bronze. Pas besoin de recourir, donc, à des scénarios trop compliqués.
L’histoire de la peste n’est pas finie : la maladie montre parfois des signes inquiétants de résurgence, comme le relatait en 2013 Pierre Barthélémy sur son blog.