Un fiasco. Au XVIe, l’expédition pour retrouver les cités d’or en Amérique du Nord s’est terminée par une triste bataille… dont le lieu semble avoir été découvert.
Dans le siècle qui suit le premier voyage de Colomb en Amérique, de nombreuses expéditions espagnoles se lancent dans l’exploration du nouveau continent. Les richesses ramenées par Hernán Cortés dans le Mexique des Aztèques, et Francisco Pizarro chez les Incas, suscitent de nouvelles vocations. Les conquistadors, financés le plus souvent par des fonds privés, se livrent à une concurrence acharnée. Et justement, au XVIe, l’intérieur de l’Amérique du Nord reste pour l’essentiel inexploré.
C’est en février 1540 qu’est lancée la première vraie expédition terrestre d’ampleur vers l’intérieur du continent. Un jeune gouverneur espagnol de vingt-neuf ans, Francisco Vázquez de Coronado en prend la tête. Parti en éclaireur l’année précédente avec un esclave appelé Esteban, un franciscain niçois lui a fait le récit alléchant d’une magnifique cité, aperçue de loin. Il y en aurait même d’autres… Les cités d’or ? Son compte-rendu semble en tout cas confirmer des rumeurs insistantes sur la présence d’importantes richesses dans cette région inexplorée. Et pour encore beaucoup d’Espagnols, à l’époque, l’Amérique n’est qu’une antichambre vers les Indes. Il doit bien y avoir un passage vers le reste de l’Asie par le nord… Coronado part donc à la tête d’une troupe de plusieurs centaines d’Espagnols, de plus d’un millier d’indiens, accompagnés de domestiques, d’esclaves, de chevaux et de plusieurs milliers de têtes de bétail. Deux navires qui longent la côte pacifique, sont chargés de ravitailler l’expédition par les rivières qu’ils trouveront.
Mais les premiers contacts avec l’Amérique du Nord sont plutôt âpres. Arrivant là où devait se trouver l’opulente cité, épuisés et affamés, les explorateurs ne découvrent qu’une petite bourgade aux murs en terre crue, dont les habitants les contraignent à livrer bataille. Plus nombreux, les Espagnols remportent la victoire, mais Coronado est grièvement blessé. Faut-il faire demi-tour, à peine arrivé ? Suite à la reconnaissance d’un de ses adjoints, le jeune gouverneur décide néanmoins d’aller plus loin, vers une vaste vallée peuplée de paisibles cultivateurs de maïs.
À leur arrivée, tout se passe d’ailleurs plutôt bien. Mais l’hiver 1540-41 est particulièrement rude. Très mal préparée pour affronter le froid, la troupe de Coronado jette son dévolu sur un village. Elle exige que ses habitants lui vendent des couvertures et des vêtements chauds. Et un peu plus tard, suite aux accusations de viol d’une indigène, et à des incompréhensions mutuelles, les choses dégénèrent. Aux attaques des Indiens, répondent combats et massacres des Espagnols. Bientôt, le conflit s’étend à plusieurs villages. Les indigènes finissent par se réfugier dans le mieux fortifié d’entre eux, appelé Moho. L’assaut des Espagnols est repoussé par une pluie de pierres. Les conquistadors décident de faire le siège du village. Alors, peu à peu, les indigènes meurent de soif. Ils finissent par creuser un puits, sans pouvoir atteindre l’eau. Lequel s’effondre sur eux, tuant une trentaine de personnes. Une tentative désespérée de sortie des assiégés, une nuit, est découverte par les Espagnols, qui tuent ou capturent les survivants. C’est fini.
Coronado poussera encore un peu vers l’est, dans le Texas et Kansas actuels, mais finira par rebrousser chemin et rentrer, ruiné, en 1542. Quant aux Espagnols, on ne les y reprendra plus. Qu’on ne leur parle plus de cités d’or. La région ne recevra pas la visite d’Européens pendant quarante ans. Et les Indiens de la région, suite à ce rendez-vous manqué, cultiveront dans leurs traditions orales un ressentiment tenace, qui culminera notamment à la fin du XVIIe siècle lors d’importantes révoltes.
Tamisage sur le site de Piedras Marcadas (Nouveau-Mexique) − M. F. Schmader, Adv. Archaeol. Pract., 4, 1, 2016.
Mais où était Moho ? Depuis plus d’un siècle, les archéologues tentent de découvrir sa localisation. Ils savent que le théâtre des opérations n’était autre que la vallée du Río Grande, dans l’état du Nouveau-Mexique. Ils ont déterminé où étaient les villages des indiens à cette époque. Mais ils n’ont pu identifier précisément ceux que décrivaient les Espagnols dans leurs récits. Un des campements de Coronado a bien été découvert au milieu des années 1980. Le village indien tout proche, Santiago, forcément, ce ne pouvait être que Moho… Mais dans un premier temps, l’hypothèse a fait long feu. Les traces du passage de Coronado sur place semblaient assez minces.
Quant aux autres villages du Río Grande de cette époque, la plupart sont aujourd’hui détruits par les labours ou les constructions immobilières. Ou bien, ils ont déjà été fouillés par le passé, sans livrer de traces de Coronado. Néanmoins, il en reste un. Le plus grand. Un terrain intact, jamais fouillé, dont le sous-sol contient probablement les vestiges du village. Seulement, à la fin des années 1980, une opération immobilière menace de le détruire. Alors la ville d’Albuquerque, dont l’expansion galopante encercle peu à peu le site, décide de s’en porter acquéreur. Peu de temps après, le site, qui s’appelle Piedras Marcadas, devient un monument historique.
Mais dans ce cas, la loi impose une vaste consultation des communautés indiennes de la région. D’autant que plusieurs d’entre elles estiment qu’il s’agit d’un important site ancestral. Au moins l’un des groupes affirme même qu’il s’agit là précisément du site de leurs ancêtres. Et tous les groupes s’élèvent contre la volonté d’une équipe d’archéologues de creuser la terre pour y faire des fouilles. Sauf cas de force majeure, eux ne la creusent jamais. Ils considèrent que le sol est sacré. Certains que leurs ancêtres y vivent. En outre, font-ils remarquer, tous les anciens villages de cette époque ont été fouillés ou détruits. Ils demandent que pour une fois, on laisse leurs terres et leurs morts tranquilles.
Voilà les archéologues contraints d’abandonner leurs truelles, et leur principale arme, la fouille. Reste à exploiter au maximum les autres possibilités. Ils décident de mettre en œuvre une batterie de techniques géophysiques qui permettent de sonder le sous-sol. Grâce à celle-ci, ils parviennent à révéler à peu près les fondations des murs en terre crue du village. Et donc à en dresser une carte, sur à peu près un tiers de sa surface.
Mais en 2007, en débroussaillant pour dégager le passage de leurs appareils, les archéologues font une autre découverte : un vieux clou rouillé. En l’examinant, ils constatent que sa tête comporte des facettes. Ce qui veut dire qu’il date du XVIe siècle… Coronado serait-il passé par-là ? L’équipe décide alors d’utiliser des détecteurs de métaux sur la zone. Au bout de quelques heures, ils ont déjà retrouvé plusieurs objets ou fragments du XVIe. Tous sont à portée de main, à peine quelques centimètres sous la surface du sol. Le village abandonné dès la fin du XVIe, dans un environnement peu fréquenté, a visiblement conservé ces objets en place, sans que des travaux agricoles, comme c’est souvent le cas, ne viennent perturber les couches archéologiques.
Aujourd’hui, les archéologues ont retrouvé plus d’un millier d’objets (et de fragments) du XVIe, parmi lesquels clous, bouts de lacets (ferrets), fragments de fer à cheval, éléments de selle, boucles de ceinturons. Une partie de ces objets semblent clairement reliés à l’expédition de Coronado (voir Compléments). Jamais autant d’objets n’avaient été retrouvés provenant de son expédition.
Balles d’arquebuse ou de mousquets, pointes de traits d’arbalète, boucle de sangle de selle, retrouvées à Piedras Marcadas − M. F. Schmader, Adv. Archaeol. Pract., 4, 1, 2016.
Surtout, apparaissent rapidement des éléments qui, tous ensemble, évoquent assez fortement un combat : pointes de traits d’arbalètes et éléments d’arcs, munitions en plomb, fragments de cottes de maille, extrémité d’une dague, bout d’un fourreau d’épée, etc. Des balles d’arquebuses, écrasées, ont visiblement été tirées. Des pointes de traits d’arbalète sont tordues pour la même raison. De nombreux débris d’obsidienne pourraient venir des massues à pointes très répandues en Amérique centrale qu’avaient emportées une partie de la troupe. Enfin, les archéologues ont découvert 25 balles de frondes, une arme encore en usage dans les populations indiennes de la région il y a moins d’un siècle. Elles étaient présentes directement sur le sol, ce qui laisse supposer qu’il y en a beaucoup plus sous terre.
Enfin, les objets et fragments ne sont pas répartis de manière homogène dans tout le village. Ils semblent concentrés à certains endroits bien particuliers. Comme si des combats intenses s’y étaient déroulés… C’est le cas dans une rue du village. Les éléments métalliques y semblent particulièrement déformés et émiettés, ce qui évoque des luttes (même si d’autres interprétations sont possibles.)
Les objets et fragments métalliques espagnols se concentrent principalement dans quatre endroits de l’ancien village de Piedras Marcadas (rouge : ferreux ; vert : cuivre, plomb…) − M. F. Schmader, Adv. Archaeol. Pract., 4, 1, 2016.
Mais l’autre candidat, Santiago, n’a pas dit son dernier mot. En 2013, d’autres archéologues l’ont à leur tour passé au détecteur de métaux, retrouvant des centaines d’objets et de fragments très similaires à ceux de Piedras Marcadas. « Eux pensent que Moho est Santiago, moi que c’est Piedras Marcadas, explique Matthew Schmader, archéologue de la ville d’Albuquerque. Quoiqu’il en soit, celui des deux qui n’est pas Moho est probablement Alcanfor, le village où les Espagnols ont passé l’hiver. Car la distance entre les deux − donnée par les textes − est celle qui sépare Piedras Marcadas de Santiago. Et la similitude des restes trouvés dans les deux sites est vraiment frappante. »
Nicolas Constans
Pour s’abonner au blog, le compte twitter, la page Facebook ou encore par email
Carte de l’expédition de Coronado. Voir en plein écran − Cliquer sur les chiffres dans les ronds bleus pour zoomer. En rouge, les sites qui pourraient être le lieu du siège (cliquer pour plus d’informations), et en orange les autres villages indiens du XVIe siècle.
Compléments
La publication scientifique : M. F. Schmader, Advances in Archaeological Practice, 4, 1‑16, 2016. Merci à Matthew Schmader de son aide.
La vraie histoire d’Esteban. L’expédition de Coronado a vaguement inspiré le roman The King’s Fifth de l’écrivain américain Scott O’Dell, un livre à l’origine du scénario des Mystérieuses cités d’or (1982), dessin animé bien connu des trentenaires et quadragénaires actuels. L’intrigue de cette série, qui mêle Incas, Aztèques et science-fiction, prévoyait initialement de faire intervenir l’expédition de Coronado, mais il semble que cela n’ait pas survécu dans le scénario final. Seul le prénom Esteban a été conservé. Sous la plume d’O’Dell, il était devenu un jeune cartographe espagnol (et un orphelin d’une douzaine d’années dans la série). Le véritable Esteban était en fait un esclave noir, et l’un des rares survivants d’une précédente expédition espagnole à travers la Floride et le nord du Mexique actuel. Parlant plusieurs langues indiennes, c’est lui qui guida le franciscain niçois en 1539 dans sa reconnaissance, prologue de l’expédition de Coronado. Mais à l’inverse de l’ecclésiastique, lui n’en revint pas, tué par les Indiens.Un procès. Dès le XVIe siècle, une partie de la société espagnole s’élève contre les mauvais traitements subis par les Indiens. Sous l’influence du dominicain Bartolomé de la Casas, notamment, le roi d’Espagne, qui n’est autre que Charles Quint, promulgue en 1542 une loi les protégeant. Pas vraiment auréolé de gloire à son retour, Coronado va faire les frais de ce retournement de l’opinion. Une enquête est diligentée pour savoir vraiment ce qui a suscité la révolte des indiens, notamment, si les Espagnols ont brûlé intentionnellement certains villages, ont fait preuve de cruauté, etc. Le procès a lieu en 1544. Coronado finalement s’en sort sans dommage, contrairement à l’un de ses capitaines, García López de Cárdenas, qui paye pour les autres. Il est renvoyé en Espagne pour quelques années.
L’attribution des objets de Piedras Marcadas à l’expédition. Le style de plusieurs objets notamment des bouts de lacets, indique qu’ils datent de la première moitié du XVIe siècle. En outre, à Piedras Marcadas les pointes des traits d’arbalète sont en cuivre, une caractéristique unique à tous les sites archéologiques qui semblent renfermer les traces de l’expédition de Coronado (dans les autres, elles sont en fer, et moins nombreuses car les arbalètes deviennent largement supplantées par les armes à feu ensuite). C’est le cas en particulier dans un site au Texas, dans une zone susceptible d’avoir été une étape de Coronado en 1541-42. Or des analyses de ces pointes de traits d’arbalète, en cuivre, de ce site et de celui de Piedras Marcadas, ont montré qu’ils avaient exactement la même signature chimique, et que le cuivre utilisé provenaient vraisemblablement du Mexique. Bref, tout un faisceau d’indices relient ces sites entre eux, et à la période précise de l’expédition de Coronado.
Archéologie et populations indiennes. Suite à la découverte de traces de combats, les archéologues de Piedras Marcadas n’en menaient pas large. Comment allaient réagir les représentants des populations indiennes, confrontés aux souvenirs d’une époque douloureuse ? En fait, les choses se sont plutôt bien passées. L’association des populations indiennes dès le début du processus scientifique a porté ses fruits. Bien qu’un temps interloqués par la découverte d’anciennes armes indiennes (les balles de fronde) à Piedras Marcadas, leurs représentants ne se sont pas opposés pas aux analyses. Ils ont en revanche insisté pour être partie prenante des visites du site, afin que le point de vue indien soit enseigné aux plus jeunes.
D’autres exemples beaucoup plus conflictuels. Ce n’est pas le seul exemple, loin de là, où les archéologues composent avec la population locale. Le précédent le plus célèbre, l’homme de Kennewick, avait donné lieu à une vive controverse. Il faut dire que les tribus locales étaient beaucoup plus éloignées dans le temps des vestiges examinés par les archéologues (un fossile humain âgé de 8 500 ans) que dans le cas présent. D’où une polémique sur leur légitimité à en revendiquer l’héritage.