Le Comte Robert de Montesquiou(1855-1921)
Le comte Robert de Montesquiou, est un homme de lettres, un dandy et critique, né à Paris le 7 mars 1855 et mort à Menton (Alpes-Maritimes) le 11 décembre1921. Poète, homosexuel et dandy insolent, il aurait servi de modèle à des Esseintes dans À Rebours (1884) de Huysmans. Il fournit à Marcel Proust l'un des modèles du Baron de Charlus dans À la recherche du temps perdu, ce qui le rendit furieux malgré les dénégations de Proust. (Plus sur Wikipedia, source de cette introduction biographique)
Voici comment Robert de Montesquiou présente son recueil dans sa préface:
Le sujet du Poème, c'est le NOCTURNE dans la Nature, et dans l'Ame.
L'étrange volatile qui lui donne son titre, m'a semblé représenter, par son inquiétude et son incertitude entre la lumière et l'ombre, l'état d'âme des Mélancoliques.
Tout d'abord, ainsi que l'offrent à voir les peintres Japonais, je fais se détacher le vol ténébreux sur le disque lunaire.
Viennent ensuite les Grandes Chauves-Souris humaines telles qu'elles nous impressionnent dans le passé de l'Histoire, avec leur cortège de honte et de douleurs, et, parmi elles, ce Louis de Bavière qui en fut le type transcendant et inégalable.
Autour de ces coupables, et de ces malheureux, une clarté d'astre se répand aussi, qui les éclaire, et qui les console. Elle émane des fronts féminins qui se lèvent à leur tour, comme la Lune, montent, croissent et brillent, comme elle; comme elle, périssent et se meurent.
Le Treizième César est le deuxième et le plus long des poèmes consacrése au Roi Louis II de Bavière et dont le titre général est REX LUNA (Le Roi lune). Il est daté du 27 juin 1897.
TREIZIEME CESAR
Et j'aurai mille oiseaux qui chanteront toujours. Que de musiciens pour amuser mes jours ! Quel bonheur de nourrir tant de joyeux esclaves ! DESBORDES- VALMORE.
Oh ! ce Roi Louis Deux ! incohérente image :
Demi-roi, demi-dieu, demi-preux, demi-mage ;
Autocrate égaré dans nos modernités !
Goutte de sang-César, à leurs paternités
Reprise, en une fleur bizarre, et qui détonne ;
O transposition neuve de Suétone !
Tyran délicieux, despote féminin ;
Marc-Aurèle-Néron et Tibère-Antonin.
Histoire Auguste ; Héliogabale-Mécène,
Monstrueusement vierge et chastement obscène.
Statue énigmatique aux attraits mi-voilés
D'extase et de folie, et d'amour étoilés.
Hermaphrodite beau, Narcisse légendaire,
Où le mythe s'attache et s'inféode, adhère,
Ainsi qu'une tunique étrange de Nessus
Qui le dévore et qui le transforme et, dessus,
Ne laisse qu'un reflet de visage factice
Qu'à l'envi le récit défigure, qui tisse,
Tout autour, un brouillard traversé de lueurs
Où l'on voit des châteaux bâtis dans les bleueurs :
Starnberg, Hohenschwangau, Linderhof, et Chiemsée,
Neuschwanstein, et « j'en passe, et des meilleurs », fusée
De noms prestigieux ; et le Prince Charmant
Là dedans, le Fol Roi, le Bel au bois dormant,
L'Invisible, le Fou, le Seigneur de Féerie,
En son rêve réel d'immense afféterie,
De pastiche pompeux et de solennité,
D'étiquette, de cruauté, d'aménité,
Fait revivre Louis Quatorze en un Versaille
De carton, et dont l'autre à distance tressaille !
Je revois les salons et les salles de bain ;
La galerie en glace, où tout un Saint-Gobain
S'applique à copier, dans une île déserte,
Le célèbre palais, pour y mirer à perte
De vue, un roi tout seul, le seul roi, le roi Seul !
Adolescent perdu dans l'art de son linceul
De solitude, épris d'hypocondrie, et sombre,
Insatiable de prestige et de pénombre.
Et voici les traîneaux énormes et dorés ;
Les voyages de nuit par le maître adorés
Dans cet éblouissant et glissant véhicule
Qui, sur la neige pâle et surprise, circule
Décoré de plumets, d'emblèmes et d'ennuis,
De simulacres d'or dont s'effarent les nuits,
Et la chauve-souris, la chouette et l'orfraie
Que, dans leurs nids de pins, sur leurs perchoirs, effraie
Mainte Gloire exerçant des trompettes sans voix,
Ou Renommée aux cent bouches, mais à la fois
Et silencieuses, et muettes, et mortes...
Le décor change, avec les piscines, les portes
Closes, et jusqu'aux bords, des roses, et toujours
Des roses, qu'en tout temps effeuillent, tous les jours,
Pour l'étuve du Roi, des enfants dans des serres.
Puis viennent les amours qu'escortent les misères
Que déjà l'on allègue, ou dont on parle bas,
Grâce auxquelles le Dieu ne se mariait pas !
Le dieu qui dîne seul, en d'étranges toilettes,
Sable son vin léger cerné de violettes,
Servi par des valets masqués de velours noir,
Quand leurs traits ont cessé de plaire. — Le manoir
Se forclôt toujours plus, et, peut-être, plus l'âme.
Or cependant le Roi gouverne : on le proclame
Toujours le Bien-Aimé que son peuple chérit ;
Qu'une fois il se montre, et sa face attendrit,
Parle pour lui, dément, reprend à bail les rêves,
Les espoirs, les fiertés, chaînes graves et brèves,
Qu'il remporte en son nid d'aigle mystérieux.
Loin de la surveillance importune des yeux.
Il court... il court... il court... le Furet ! A la ville
Il apparaît, il fuit, mais la liste civile
Court bien plus vite encor ! C'est un paon de burgau
Pour Neuschwanstein, ici ; là pour Hohenschwangau,
Une chambre à coucher machinée et truquée ;
Et la grotte d'azur où, tendre la becquée
Aux cygnes, est du Roi le ragoût le plus net ;
Et Lilakabinet, et Rosakabinet.
Des Olympes, partout, en des apothéoses,
Où, sous les roses, sont nichés les pot-aux-roses !
Mais le jardin d'hiver s'inaugure : un palais
Se surmonte d'un parc, puisque tu le voulais !
Une vive forêt de plantes croît, et pousse,
Sur un toit, dans Munich : des palmiers, de la mousse,
Un lac où la tempête ad libitum s'émeut !
Car toujours ce qu'il rêve éclôt en ce qu'il veut:
Des kiosques, des joujoux, des pavillons, des tentes;
Des pauvretés, auprès de choses éclatantes ;
Misères, mauvais goût, ineffable fatras
Barbarie, étalage, et pathos, et plâtras ;
Des marbres, des cristaux, des ors, des porcelaines,
Des merveilles à faux et des beautés vilaines !
Tout s'épaissit ; la nuit se fait; le peuple est coi,
On sourit vaguement quand on demande : « quoi ? »
Son grand Enfant-gâté poursuit ses amusettes ;
Dans mille cages d'or, ses vivantes musettes,
Donne des noms de femme à des oiseaux : Patti,
Et pleure, si l'un d'eux, par hazard, est parti I
Et le voilà' perdu dans l'amour des ramages,
Evadé dans la voix de ses chers petits mages
Qui lui valent bien mieux que ministre ou banquier
Réduits aux billets doux que tend le perruquier,
Figaro favori, grave intermédiaire,
Billets au crayon vert! — Et la comédie erre
Du cynique sinistre au grotesque joli.
La politique de ce despote poli,
C'est chasser le ministre et changer de ministre,
Et grossir d'un emprunt colossal et sinistre,
Pour quelque mosaïque artiste qu'on rêvait,
Cinquante millions de dettes qu'on avait!
Puis, pour se consoler de ces soucis-atomes,
Ce sont des grands dîners offerts à des fantômes
De maréchaux français qu'on engage à manger ;
Les pianos donnés à maint chevau-léger ;
Tout ce dont la légende exulte et qu'elle augmente !
Comment ne pas jaser, et qu'importe qu'on mente,
Sans rechercher jamais : et le vrai, quel fût-il ?
Et le point de départ fantaisiste et gentil,
Innocent, anodin, véniel, ou plein de grâces,
Qu'infusent, à des fils, des finesses de races,
Sous l'oeil d'un bilieux qui regarde à moitié
Et cherche à soulager sa vague inimitié
Par quelque version déloyale et fraudée,
Se déforme, s'étire et, fraîcheur corrodée,
Roule au domaine bas du racontar banal
Où perce, malgré tout, comme un follet final
Un reflet d'origine ingénieuse et noble.
Pourtant, le champ s'épuise, et sèche le vignoble :
Le vendangeur secret et mystique a passé
Les bornes, et l'espoir à la fin est lassé.
D'ailleurs quelque portrait, une photographie,
Apporte un reflet bas de sa face bouffie,
Sous le chapeau de feutre au noeud de diamant,
Où sa cruauté perce inexorablement.
Pour le plus nul forfait Louis dès lors condamne :
Il faut des mannequins de cire, un bonnet d'âne
Quelconque, à des barreaux d'oubliettes, un sac
Pour jeter, au besoin, vers le soir, dans le lac,
Un sac bien convulsé comme en le Roi s'amuse,
Et dont l'honneur du Fou se contente et s'abuse
Cependant que l'on trompe et déçoit le cours d'eau.
Plus de musiciens derrière le rideau ;
Le Roi dort tout le jour et se lève à la brune
Pour une promenade infinie à la lune,
En calèche aux coussins eux-mêmes pratiqués!
Tous les raffinements les plus alambiqués
Sont, aux grossièretés sans bornes, mélangées ;
Les naturelles lois sont toutes dérangées ;
Le contingent mignon des chanteurs, et des Kainz,
Cède aux chevau-légers, aux valets, aux coquins,
Que l'on élève, que l'on comble et que l'on broie !
Bref, un Capri contemporain, et dont l'écho,
Avec étonnement, répercute et renvoie
Des vers qui, tour à tour, sont de Victor Hugo,
Ou de quelque imbécile et niais écolâtre
Que, sans distinction, l'auditeur idolâtre.
Et c'est tout, et n'est rien encore ! Les clameurs
Ont beau jeu, les bavards triomphent, car tu meurs !
On t'a repris au rêve, et le propos fourmille,
Lave ton linge sale en la vaste famille
Du Gaudissart stupide et du balourd badaud,
Qui taillent ta chimère à leur mètre lourdaud !
Ainsi que le Satyre amené sous les nues,
Hors de son antre frais d'extases inconnues,
Chanté par ton poète, à la fin, te voilà
Demi-nu, demi-bête et demi-divin, là,
En ta réalité de monstre qu'on démontre,
Toi qui ne savais pas même monter ta montre,
Toi qui faisais, de nuit, jour, et, de soir, matin,
Comme Héliogabale, et comme la Faustin !
Cependant, réépris de tes caprices vierges,
Ton pays te contemple à la lueur des cierges.
Et déplore, indulgent à ton récent passé,
Tout ce que cette mort derrière elle a laissé :
Ta mort-assassinat, ou ta mort-suicide !
Ta cuirasse de preux qui sous l'onde s'oxyde,
Ton air de doux héros autrefois acclamé,
Et ton premier honneur de clémence lamé.
Oubliant ce qui fut, on voit ce qui put être ;
Chère injustice des retours qui sait paraître,
A l'heure où le pardon craint la sévérité.
L'on ne juge plus rien que cette vérité
De l'inique viol de tes innocents songes :
L'inexorable bris de tes rares mensonges
Où, contre toutes lois et malgré toutes fois,
Tes parents, tes élus d'hier, et d'autrefois,
Abominablement contre toi se retournent
Et, dans l'abri propice où tes rêves séjournent,
Vont pour te déposer de rien moins que cela,
De ton gala, de ton flafla, ton falbala,
Qu'il faut abandonner, sans tambour ni trompette !
On dit que ta colère alors sembla tempête :
Tu t'en vins au balcon foudroyer le légat,
Disciple de naguère, aujourd'hui renégat ;
Et qu'un instant tu fus vraiment triste et superbe
Comme un chêne mourant outragé par une herbe !
Le crayon vert pourtant s'active, mais en vain;
Le cours prodigieux de ton rêve prend fin.
On le traîne tout vif dans un château qu'on mure ;
Le même dont hier encore le murmure
Berçait le carnaval de ton illusion.
Starnberg, qui le reçoit, revoit, dérision !
Son Monarque au secret, surveillé par des fentes
De portes, de guichets, contraintes étouffantes
Pour le berger des mille oiseaux, des mille chants!
Et les gardiens affreux et les docteurs méchants
Qui tiennent le grand Roi-Roitelet dans leurs serres.
Sous ce comble d'affronts, de hontes, de misères,
Le Captif se fait doux, calme, silencieux.
Oh ! le rire ironique et triste, sous les cieux,
Qu'il dut avoir, la nuit de sa chute splendide
Et sombre, sous les yeux de la Lune candide
Qui toujours a mêlé ses feux à cet esprit
Pénétré de mystère et saturé de rit,
Quand, tenant sous le flot le geôlier de sa joie,
Il s'écriait : « En vain l'on veut que je déchoie,
« Chouette de mon Ombre, Aigle, de mon Soleil !
« Moi, le Roi Solitaire et le Roi Nonpareil,
« Moi, le Roi Lycanthrope, et le Roi Lunatique,
« Moi, le Sage Insensé, Moi, le Moderne Antique,
« Je me couche aux rayons de mon astre chéri,
« Vierge comme Sapho, grand coeur endolori
« Dont le sourire mort attirait les colombes !
« Il me plaît, il me sied d'avoir ces flots pour tombes
« Que la Lune d'argent laque de sa clarté,
« O la magicienne et pallide Astarté
« Qui rythma de mon coeur les battements insignes !
« Et, quand ils cesseront, les Sirènes, les Cygnes,
« Qu'émeut, au fond des nuits, ce dernier chant d'amour,
« Viendront me soulever pour me conduire au jour
« Du ciel crépusculaire où règnent mes amies,
« Vertes filles du Rhin, magiques Floramyes,
« Les Géants et les Nains Nibelungs, rois du Lied,
« Qu'égaie incessamment l'oiselet de Siegfried !
« Car j'ai bien mérité de ces mythologies ;
« Car mes langueurs de spleen n'apparaissent rougies
« Qu'au foyer souterrain de Mime et d'Alberich ;
« Car j'ai pris le plus grand, le fort père d'Eric
« Et Senta, qui, d'Elsa jusques à Brunehilde,
« Galope, par Ortlinde, et nage, par Flosshilde ;
« Le haut pasteur de verbe et de sonorité;
« Et, l'ayant sous ma large envergure abrité,
« Je l'ai sauvé de mal et de désespérance,
« Afin que, sur l'art mort, plein de débile transe,
" Il plantât sa forêt de mystère et de bruit,
« Où la nature entière a sa fleur et son fruit;
« Où s'entend déferler le flot de Cournouaille
« Et hurler le dragon Fafner, quand le fouaille
« Le valeureux enfant de Sieglinde et Siegmond ;
« Où l'heureux Walhalla resplendit, en son mont,
« Plein de héros joyeux qu'aiment les Walkyries ;
« Où les blessures des Amfortas sont guéries,
« Ressuscités les Titurel et les Kundry,
« Sous le vainqueur toucher d'un Pur-Simple attendri,
« Père de Lohengrin, à qui je m'assimile...
« Et des types par cent, et des mythes par mille :
« Iseult près de Tristan, Brangoene et Kourwenal,
« La reine énamourée éteignant le fanal,
« Cependant que la chasse insidieuse abonde
« En fanfares, qu'elle ose attribuer à l'onde,
« A l'oiseau, dans son fol désir de ton retour,
« O Tristan que Brangoene avertit de la tour!
« — J'ai dit, je meurs ; je suis vivant, comme Empédocle,
« A jamais ! car mon nom fait corps avec ton socle,
« Père d'Eva, de Sachs, de Walter, de Pogner,
« Toi, le Prince, le Roi, le dieu Richard Wagner ! »
Et tu l'as dit ! Le vrai, de la mort, se dégage,
Et, de vivre, et sans fin être béni, le gage
Pour Toi, Prince, réside en ce royal appui
Conféré, par ta droite, à celui qui fut Lui!
Tu peux dans le bûcher t'élancer avec Grane,
Ou consommer sous l'onde une union profane
Avec Woglinde... ton Saint-Graal est à toi :
C'est l'oeuvre du Héros érigé par ta foi.
Sois donc le Parsifal de cette oeuvre d'oracle,
Dont sans fin, sous ton nom, se refait le miracle !
Et, pour ce qui te peux rester de Tannhauser,
Ton sceptre a reverdi ! Que nul ne puisse oser
Mêler ton souvenir qu'à ces royales fêtes,
Que pour l'éternité ta Grâce nous a faites,
Et dont, à tout jamais, d'harmonieux réseaux
T'acclament le Walter de ce Pré-des-Oiseaux !
29 Juin 87.