" Deux pèlerins, Pierre et Paul, parcourent un village des environs de Milan en quête d'un abri pour la nuit car il pleut à verse. Ils frappent à la porte de M.Richard, un rentier florissant. Le bourgeois au cœur sec les chasse. Sa maison n'était pas une auberge pour les gueux. Témoin de la scène, une bonne âme conduit les infortunés jusqu'à la maison de Mr Misère, un pauvre paroissien toujours prompt à obliger plus malheureux que lui. Misère les accueille à bras ouverts, une voisine déboule avec du vin, du pain et quatre merlans frits, et tout ce petit monde s'attable pour une "soirée de partage et de convivialité", comme disent aujourd'hui les tenanciers de ferme auberge. Les convives cependant s'inquiètent de l'humeur chagrine de leur amphitryon. Misère ne décolère pas. Un maraudeur vient de lui voler les plus beaux fruits de son poirier. Cet arbre nourricier est le seul bien et l'unique ressource alimentaire du bonhomme. Les merlans nettoyés jusqu'à l'arête, on plaisante, on papote. Pierre et Paul (vous avez deviné que les vagabonds étaient les deux grands saints) demandent à Misère s'il y avait une grâce particulière que Dieu pourrait lui accorder. " Je ne demanderais rien au Seigneur, sinon que tous ceux qui monteront sur mon poirier y restassent tant qu'il me plairait et n'en pussent jamais descendre que par ma volonté." Dieu n'est pas toujours méchant et, pour se distraire des cruautés ordinaires, il se laisse aller parfois à des plaisanteries de potache. Le souhait de Misère est exaucé. Le voleur récidiviste ne peut redescendre de l'arbre miraculeux. Avant de le délivrer, Misère laisse mitonner et languir le larron perché, suffisamment pour décourager tous les voleurs de poires. L'histoire fit tant de bruit que personne n'osa plus s'en prendre aux biens du bonhomme qui vécut heureux près de son arbre pendant de nombreuses saisons. Seul maître de son poirier "qui lui tenait lieu de tout", il ne voyait pas les ans passer... Un soir on frappe à la porte du vieux bonhomme. La faucheuse blême venait pour sa macabre moisson. Misère l'accueille avec un enthousiasme auquel la Camarde n'était guère habituée. Surprise et charmée, elle bavarde un peu avec ce client docile qui lui demande, comme ultime faveur de le laisser croquer un dernier fruit de son cher poirier. La fossoyeuse étant bonne fille, elle autorise ce caprice et accepte même de grimper sur l'arbre pour cueillir la friandise du condamné. Les miséreux, et particulièrement les cambrousards, sont plus roublards que les citadins pour piéger une vieille Parque surmenée. Prise sur le poirier comme corneille au gluau, la Mort supplie le vieux matois de la délivrer car, n'est-ce pas, que deviendrait la planète si l'engeance humaine accédait à l'immortalité ? Misère s'égaye, ironise, cabotine, mais refuse tout net de relâcher la mirifique prise. L'autre ergote, tente d'embobiner le madré se fâche et menace. Misère ricane car il ne craint plus la mort. Il finit toutefois par céder, à la condition qu'elle ne revienne sur ses arpents qu'après avoir fauché l'humanité entière. Rendez-vous donc au jugement dernier. La Mort signe le contrat avant de déguerpir pour occire une reine. Voilà pourquoi Misère restera sur Terre tant que le monde sera monde...
Gérard Oberlé, relatant une légende : " L'histoire morale et divertissante du bonhomme Misère" dans le magazine Lire n°449, octobre 2016 https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9rard_Oberl%C3%A9