Les sociaux-démocrates, en tant que genre, ont disparu. Ils se sont dissous eux-mêmes.
Déroute. Prenons le risque d’une phrase que nous regretterons peut-être un jour: la social-démocratie n’existe plus. Après tout, les civilisations s’éteignent parfois, pourquoi pas les grands courants de pensée, puisque leur existence dans le temps long tient plus aux hommes qui les transmettent qu’à leur importance dans l’histoire, fut-elle singulière et grandiose. La social-démocratie s’apprend déjà dans les manuels, comme certaines langues mortes. Dont acte. Les sociaux-démocrates, eux, en tant que genre, ont disparu, ils se sont dissous eux-mêmes, laminés par les Delors, Blair, Schröder, Renzi, Hollande, Valls et tous les autres en Europe, qui, à leur échelle mais avec une obstination mortifère, ont oublié en chemin que « leur » social-démocratie dont ils se revendiqu(ai)ent avait été fondée historiquement –quoi qu’on en pense– sur la défense réformiste de la classe ouvrière, avant de la transformer en une simple et brutale force d’accompagnement du libéralisme. Aux orties, les vulgates marxistes et socialistes qui servaient de tronc commun à l’idée d’un parti de masse transfrontalier ayant connu, dans le nord du continent en particulier, de beaux succès pour repenser et inventer une contre-société plus protectrice, s’inspirant quelquefois de ce qui fut, en France, une référence absolue, à savoir le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) et toutes ses déclinaisons. Oubliées, la solidarité de masse et l’égalité partout, au profit d’une «modernisation» synonyme de reniements. Le choix stratégique, presque ontologique, depuis la guerre froide, se résume ainsi: tous ces partis, depuis les années 1960, ont progressivement adopté une orientation réformiste, sans rompre avec le capitalisme, contrairement aux partis communistes. Le SPD allemand fut le premier, puis vinrent les partis scandinaves, puis britanniques, etc., gagnant la Grèce avec la déroute idéologique du Pasok, et enfin la France, peu à peu, jusqu’à l’atomisation presque totale du Parti socialiste depuis le règne de Normal Ier…
Révolte. Cette social-démocratie européenne vidée de sa substance historique –devenue dans la plupart des cas ordo-libérale– n’est pas pour rien dans le désastre ambiant. Cette semaine, le magazine Politis rappelait opportunément les mots hallucinants de Gerhard Schröder que, pardon, nous avions oubliés. «Je ne pense plus souhaitable une société sans inégalités», disait l’ancien chancelier SPD (1998-2005). L’abandon de la question était assumé, théorisé. En ce moment particulier où la politique semble cul par-dessus tête –mais est-ce vraiment une mauvaise nouvelle?–, la social-démocratie nous apparaît comme la trace-sans-trace d’un passé dépassé. Et pour cause. Le grand compromis à l’intérieur même de nos sociétés, entre patronat et syndicats par exemple, pour parvenir à la mise en place de grandes institutions de protection collective et les pérenniser, a explosé en plein vol du fait de la globalisation et de la financiarisation de nos économies imbriquées, interpénétrées. Or, les sociaux-démocrates ne disposent pas de doctrine de rechange. Ils ont opté pour le capitalisme keynésien, ce qui s’expliquait il y a quarante ans; mais depuis la chute du mur, avec une accélération depuis la crise de 2008 qui a imposé des politiques d’austérité anti-keynésiennes, le capitalisme, rendu à sa sauvagerie, les a mangés tout cru. Vous connaissez la formule populaire: à quelque chose malheur est bon. Si les sociaux-démocrates incarnés par Valls et consorts ne constituent plus une espérance populaire capable de réenchanter l’avenir du côté du peuple de gauche, et si, surtout, le programme férocement antisocial et ultraréactionnaire de François Fuyons effraie une majorité de citoyens, que reste-t-il? Une révolte citoyenne authentiquement progressiste, une insurrection par les urnes. Difficile à imaginer, n’est-ce pas? Et si l’on prenait le risque d’y croire?
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 9 décembre 2016.]