« Il nous a proposé de boire le café. J’ai pris place sur le vieux canapé bleuâtre tandis qu’Yvonne et lui débarrassaient la table. Yvonne chantonnait en transportant les assiettes et les couverts dans la cuisine. Il faisait couler de l’eau. Le chien s’était endormi à mes pieds. Je revois cette salle à manger avec précision. Les murs tendus d’un papier peint à trois motifs : roses rouges, lierre et oiseaux (je suis incapable de dire s’il s’agissait de merles ou de moineaux). Papier peint un peu défraîchi à fond beige ou blanc. La suspension circulaire était en bois et munie d’une dizaine d’ampoules à abat-jour en parchemin. Lumière ambrée, chaude. Au mur, un petit tableau sans cadre représentait un sous-bois et j’admirais la manière dont le peintre avait découpé les arbres sur un ciel clair de crépuscule et la tache de soleil qui s’attardait au pied d’un arbre. Ce tableau contribuait à rendre l’atmosphère de la pièce plus paisible. L’oncle, par un phénomène de contagion qui fait que, lorsqu’on entend un air connu, on le reprend à son tour, chantonnait en même temps qu’Yvonne. Je me sentais bien. J’aurais voulu que la soirée se prolongeât indéfiniment pour que je puisse observer pendant des heures leurs allées et venues, les gestes gracieux d’Yvonne et sa démarche indolente, celle chaloupée de l’oncle. Et les entendre murmurer le refrain de la chanson, que je n’ose plus reprendre moi-même, parce qu’il me rappellerait l’instant si précieux que j’ai vécu. »
Patrick Modiano, Villa triste, Gallimard, coll Blanche, 1975, p. 130