Maria Poumier. Depuis la parution de votre ouvrage Les Mythes fondateurs de la politique israélienne , votre popularité, Roger Garaudy, ne s'est pas démentie. L'un de vos principaux défenseurs était l'abbé Pierre, et le livre a eu une énorme diffusion, tant en France qu'à l'étranger, particulièrement dans le monde musulman. Le procès qui vous a été intenté a certes effrayé les libraires en France, et les journalistes, mais a auréolé l'écrivain qui a donné lieu à l'acharnement sioniste. Dix ans se sont écoulés, maintenant, depuis le retentissement international des Mythes fondateurs de la politique israélienne . Apporteriez-vous aujourd'hui des modifications à vos analyses de 1995 ? Roger Garaudy: Pas du tout, je n'ai jamais séparé le domaine de la religion et celui de la politique, et c'est ce que je développais dans ce livre. Mon livre sur l'Etat d'Israël faisait partie d'une trilogie de critique de la distorsion pratiquée par les institutions des trois grandes religions monothéistes : catholique, islamique et juive. Les deux premiers volumes ont été bien acceptés et discutés dans un cadre de respect réciproque, tandis que le troisième a irrité le lobby sioniste, mais a été soutenu par des membres éminents des trois religions. Malheureusement, la guerre que subissent actuellement encore les Palestiniens a confirmé la validité de mes analyses. D'autre part, les campagnes de désinformation, à l'échelle mondiale, font partie de l'arsenal américano-israélien. Lors de la conférence de Téhéran pour envisager un examen critique de l'histoire officielle de la Deuxième Guerre mondiale, il a beaucoup été fait allusion au travail pionnier que vous avez réalisé dans votre ouvrage de déconstruction de la propagande israélienne.
J'attends toujours des comptes rendus sur les communications présentées à la conférence, la presse n'en a pas donné, à ma connaissance. Je partage bien entendu l'opinion du président Ahmadinejad ; puisque les Alliés ont conclu qu'Hitler avait exterminé et génocidé six millions de juifs, ils auraient dû offrir un refuge aux survivants rescapés quelque part en Europe ou aux Etats-Unis, en aucun cas créer une tumeur coloniale au Proche Orient, en prenant pour prétexte la bien réelle souffrance des juifs européens. Il faut continuer à miner l'empire du mensonge. J'ai d'ailleurs publié un autre livre centré sur les mythes fondateurs, ceux des Etats-Unis, « avant-garde de la décadence » (éditions Vent du large, 1997); dans celui-ci aussi, je montre comment une doctrine politique funeste, celle de l'impérialisme US, prétend se justifier avec des arguments censément religieux, c'est-à-dire en fait rattachés à des dogmes qui naissent de la lecture littérale de la Bible. Dans mon livre Le Terrorisme Occidental,mon objectif reste le même : montrer l'imbrication entre le religieux et le politique, lutter contre l'hégémonie basée sur l'usurpation et la falsification.
Les tentatives pour étouffer vos idées en France, ce pays qui était jadis envié dans le monde entier pour sa tolérance et son audace en matière de liberté de pensée, augmentent en fait la curiosité pour vos raisonnements. Quel serait l'apport spécifique de ce volume, Le Terrorisme occidental , auquel vous avez mis le point final juste après le 11 septembre 2001 (livre paru aux éditions al Qalam, 220 rue Saint-Jacques, 75005) ? Je crois que mon horizon a continué à s'élargir. En 1979 j'avais publié Appel aux Vivants , et Avons-nous besoin de Dieu ; cela tenait d'une tentative de conversion des lecteurs de culture chrétienne à une foi véritablement active et agissante dans les problèmes contemporains. J'ai en outre publié plusieurs volumes sur l'islam, rappelant son histoire et ses valeurs. Dans ce nouveau livre, j'approfondis la question des religions non monothéistes, avec leurs richesses propres, et je montre qu'elles apportent des dimensions qui manquent dans nos trois grands monothéismes. Quel rapport avec le terrorisme occidental ?
Je dis que l'Occident est un accident, dans l'histoire spirituelle du monde, et ses bases théologiques viciées produisent des dégâts immenses. Les Etats-Unis et Israël ont multiplié les opérations ponctuelles de terrorisme d'Etat ; au-delà des objectifs visés spécifiquement, comme le 11 septembre pour faire passer dans l'opinion les guerres contre l'Afghanistan et l'Irak, il s'agit de terroriser le monde entier, de tétaniser la réflexion. Ainsi apparaît le sens du 11 septembre : ce n'est pas l'expression d'un affrontement entre l'islam et le christianisme, ni entre l'Orient et l'Occident. C'est pourtant à cela, selon le scénario d'Huntington, que les conspirateurs prétendaient réduire le XXI e siècle. C'est dans l'éclatement des contradictions internes de l'occident capitaliste et colonisateur, en quête de méthodes capables d'assurer sa survie, qu'il faut chercher le sens profond du 11 septembre 2001. Vous aviez publié vos mémoires en 1989, sous le titre Mon Tour du siècle en solitaire , qui expliquaient les expériences personnelles vous ayant amené à la découverte du devoir de rattacher vos combats inspirés par le marxisme avec une spiritualité enracinée dans les traditions de chaque peuple. Est-ce que ce livre est aussi basé sur des expériences personnelles ? Ici je pars de mon expérience personnelle, mais je fais le parcours à l'envers, si je puis dire, à partir de ma situation actuelle, caractérisée par un degré d'incompréhension provisoire dans mon propre pays. Voici comment je résume: « ma situation me donne le vertige : n'est-ce pas folie que de prétendre avoir raison contre tout le monde ? Dans cette froideur mortelle du vide et de la solitude [dans le contexte français, à partir de mon exclusion du parti Communiste français en 1973], j'ai enfin rencontré le monde réel, c'est-à-dire universel, alors que j'avais été confiné jusque-là dans une culture exclusivement occidentale. Ce colonialisme culturel dont j'étais, depuis l'école, pénétré, m'inspira une colère qui ne m'a plus quitté ». Vous dites que vous restez à la fois chrétien et marxiste; parmi les philosophes européens du XXème siècle, y a-t-il d'autres personnalités dont vous vous sentiez proche? Quels seraient, dans le passé, dans la philosophie classique allemande, les philosophes avec lesquels vous fraternisez ? Mon maître Gaston Bachelard était au-dessus de tous les autres. Dans ses méditations parallèles sur la théorie de la connaissance et sur la création poétique il a contribué de façon décisive à la philosophie de l'acte contre les philosophies de l'être. Déjà Emmanuel Kant combattait les philosophies de l'être, qui, malheureusement, malgré sa critique radicale, sont devenues des cauchemars dans le vide pour Sartre et Heidegger. Mais Bachelard a en outre ébauché une philosophie non cartésienne à partir de l'étude l'histoire des sciences, dont il fait un vaste poème de la création continue ; il appréhende cette vérité également à travers les arts, le rêve éveillé, la création poétique.
Votre livre porte donc sur l'esthétique, ce rameau d'or de la philosophie, ce domaine merveilleux où vous aviez tellement fait, dans les années 1970, pour empêcher les communistes de sombrer dans l'académisme. Votre plaidoyer Pour un Réalisme sans rivages de 1964 avait libéré la réflexion de tous les révolutionnaires avides de création, mais soupçonnés par les commissaires politiques de la mesquinerie politicarde de gauche de faire le jeu de l'ennemi de classe, à l'époque ! Diriez-vous maintenant, avec d'autres, que la libre création artistique est devenue le lieu de la religiosité moderne authentique ? Pas exactement, et certainement pas pour ce que propose le marché de l'art contemporain. L'art a toujours été le chemin le plus court pour rapprocher les hommes, mais il ne doit pas donner lieu à une idolâtrie, se substituer à l'exigence de création sur tous les plans, qui va bien au-delà de telle ou telle réalisation classée comme artistique. Dans mon cas, la réflexion sur les arts non-occidentaux, qui ne prétendent jamais refléter ou commenter le monde, mais se projeter comme captation d'énergie et invention mythologique, a toujours été rattachée à la réflexion sur la pensée scientifique, depuis le début du XXème siècle, depuis la relativité et les quanta jusqu'à la biologie génétique ou l'astrophysique ; j'ai toujours rêvé de prolonger le parcours de Bachelard jusqu'au point où les deux types d'aventure spirituelle se rejoignent, pour voir dans l'invention scientifique un cas particulier de la création poétique, celui qui peut être soumis à la vérification expérimentale.
L'un des moments de votre biographie qui a le plus irrité vos confrères, si je puis dire, a été votre conversion à l'islam, après votre expulsion des rangs du Parti communiste français en 1973. En Occident on ne comprend pas, par exemple, pourquoi l'islam traditionnel a refusé la représentation dans les arts plastiques ; et cet ascétisme visuel musulman semble tellement contradictoire avec votre appétit de représentation, ce que vous appelez le réalisme. Le puritanisme n'est pas une dimension décisive de l'islam, c'est une de ses tendances locales à certaines époques, et en matière artistique, le monde musulman déborde d'imagination pour faire comprendre les structures dynamiques de l'univers, ce qui est éblouissant dans l'architecture inspirée par l'islam. Il faut encore combattre la vision biaisée de la spiritualité musulmane, parfois relayée en Occident par les musulmans eux-mêmes. L'islam ne prétend pas être une religion nouvelle, il n'est pas né avec la prédication du Prophète. Allah n'est pas un dieu régional, qui appartiendrait aux Arabes. Allah veut dire « le dieu », et les chrétiens de langue arabe invoquent Allah. « Islam » implique que l'on s'abandonne volontairement et librement à Dieu seul ; cette attitude est le dénominateur commun de toutes les religions, depuis le premier homme auquel «Dieu a insufflé son esprit » (Coran XV, 29). Le Coran dit ceci : « Mohammed n'est qu'un prophète : d'autres prophètes ont vécu avant lui » (III, 114) ; et Mohammed lui-même ajoutait : « Je ne suis pas un innovateur parmi les prophètes » (XLVI, 9).
L'islam souffre de phénomènes de décadence comme toutes les religions qui ont atteint le stade de l'institutionnalisation dans un contexte qui n'existe plus. Le propre de l'islam, c'est une dimension philosophique qui est moins perceptible dans d'autres religions, c'est une vision dynamique du monde. Dans le Coran, ce dynamisme découle de l'incessante action créatrice de Dieu. Il est appelé « créateur par excellence », « celui qui ne cesse de créer » (XXXV, 81), « celui qui est présent dans toute chose nouvelle » (LV , 29). Cette création continue maintient l'existence de toutes les choses (II, 255). A la différence de ce qui est dit dans la Genèse , Il ne se repose jamais, « Il commence la création et la recommence » (X, 4). C'est pourquoi l'islam a un potentiel extraordinaire pour comprendre et guider le monde moderne ; la sharia coranique nous donne les principes directeurs pour la recherche des moyens d'une modernité différente de la modernité à l'occidentale. Les juristes du passé ont donné l'exemple de cette recherche, en faisant l'effort nécessaire ( itjihad ) pour résoudre les problèmes de leur temps ; chacun de nous est personnellement responsable de l'observation de cet esprit. Il faut tout d'abord passer d'une société fondée sur le profit, le monothéisme du marché, à une société fondée sur de véritables valeurs. Mais la sharia n'est-elle pas justement le cadre pétrifié du légalisme maniaque qui caractérise les sociétés musulmanes les plus enkystées ? Le terme sharia n'apparaît qu'une fois dans le Coran (45, 18) et il y a trois autres versets où figurent des termes de même racine ; le verbe shara'a (42, 13) et le substantif shir'a (5, 48). Ceci permet une définition précise : il s'agit d'une voie, et on nous précise que « en matière de religion Mohammed vous a ouvert une voie (le verbe shara'a est utilisé) qui avait été recommandée à Noé, la voie même que nous avions révélée, que nous avons recommandée à Abraham, à Moïse, à Jésus : suivez-la et ne faites pas de celle-ci un objet de division ». Il est donc évident que cette voie est commune à tous les peuples, auxquels Dieu a envoyé ses prophètes (à Tous les peuples, et dans la langue propre à CHACUN d'eux). Mais il se trouve que les codes juridiques concernant le vol et le châtiment approprié, le statut de la femme, le mariage ou l'héritage sont différents, selon la Torah juive, les Evangiles chrétiens ou le Coran. La sharia, loi divine pour aller vers Dieu, ne saurait donc inclure ces législations ( fiqh ), qui diffèrent selon l'époque et la société dans lesquelles un prophète a été envoyé par Dieu. Dieu dit dans le Coran (13, 38) : « à chaque époque correspond un livre », et aussi : « il n'y a pas une communauté dans laquelle ne soit pas apparu un prophète pour la mettre en garde et la guider » (35, 24 et 16, 36).
D'ailleurs, vous avez créé une fondation « Pour le dialogue des cultures » à Cordoue, en Espagne, et vous y avez inauguré une bibliothèque qui offre les trésors du soufisme, en version papier et en version numérique, où s'est tenu un colloque international sur Ibn Arabi, et où se multiplient conférences et expositions. Vous êtes en fait un continuateur de la tradition mystique de Al Andalus, cet âge d'or où l'Andalousie et le Maghreb étaient les facettes complémentaires d'une même civilisation des deux côtés de la Méditerranée. Cette tradition mystique s'est perpétuée dans les lettres espagnoles, de saint Jean de la Croix , jusqu'à Maria Zambrano, Juan Goytisolo, Antonio Gala… Mais vous luttez aussi contre l'intégrisme musulman ? Bien sûr ; il faut encore et toujours combattre la prétention d'« appliquer la sharia divine » telle que définie dans le Coran, en la confondant avec le fiqh , ses applications humaines et variables selon les contextes ; certains juristes ont fait des interprétations des commandements qui ont été biaisées par les injonctions du pouvoir, c'est là la maladie principale de l'islam. L'islam a tout à fait raison de rejeter la décadence de l'occident et l'hypocrisie sous-jacente à l'idolâtrie des « droits » ; il faut rejeter le néocolonialisme et la collaboration avec le monothéisme du marché que prétendent imposer les Etats-Unis et ses vassaux occidentaux à travers les diktats du FMI. La loi divine, la sharia , est ce qui unit entre eux les hommes de foi ; or prétendre imposer aux hommes du XXI e siècle une législation du VII e siècle et qui valait pour l'Arabie, est une œuvre de division qui donne une image fausse et repoussante du Coran, c'est un crime contre l'islam. Le littéralisme est un symptôme de paresse intellectuelle.
La France vient de se passionner pour des affaires concernant la liberté d'expression. Le procès de Charlie Hebdo a été l'occasion pour la classe politique de réaffirmer qu'on a le droit de donner une vision caricaturale de l'islam, sans être accusé d'encourager l'islamophobie ; au même moment, toute critique de l'Etat d'Israël, ou la moindre charge humoristique sur des gens qui se réclament du judaïsme, vous vaut en France, et ceci plus que dans n'importe quel autre pays au monde, un procès pour incitation à la haine. Qu'en pensez-vous ? La diabolisation de l'islam est une catastrophe, mais j'ai une grande confiance dans la sagesse des musulmans. Je continue à distinguer la religion juive – qui comporte des éléments respectables, et qui a donné leurs valeurs universelles à de hautes personnalités dont certaines ont été mes amis, comme Bernard Lecache, fondateur de la LICA – , de la critique de la politique israélienne : c'est cette politique et les déclarations délirantes de ceux qui la soutiennent, qui fabriquent l'antisémitisme, incontestablement. Et j'ai d'ailleurs gagné un procès contre la LICRA en 1982 !
Dans quel pays voyez-vous des signes solides de résistance à la globalisation USienne ? La Russie et le monde musulman sont « condamnés à être des alliés stratégiques », comme l'a dit le président de la Douma et secrétaire du parti communiste russe, « à partir du moment où ils ont également intérêt à éviter l'hégémonie états-unienne. Ce rapprochement concerne aussi la Chine , pour les mêmes raisons. Le problème aujourd'hui est de savoir si la Russie parviendra, au plan intérieur à se débarrasser de la maffia américano-sioniste qui en faisant main basse sur son économie au profit des spéculateurs, veut l'intégrer dans l'américanisation générale du monde. Il faut, une fois débarrassée de cette pieuvre, que la Russie rétablisse des liens fédéraux et fraternels, avec la Biélorussie et l'Ukraine, et les républiques de l'Asie centrale. De la sorte, la Russie renouera avec son rôle traditionnel dans la restauration de l'unité symphonique du monde, contre les hégémonies, contre la scission du monde entre nord et sud, contre l'arasement des identités et des cultures. Percevez-vous en Amérique latine, le continent rebelle en ce moment, qui a retrouvé un élan bolivarien dans l'affrontement avec les Etats-Unis, une force spirituelle particulière ? Bien sûr, car depuis les années 1960, l'Amérique latine est à l'avant-garde de la rénovation de la pensée chrétienne, qui a été entreprise par Jean XXIII. L'encyclique « Gaudiem et spes » reste le texte prophétique de l'époque. Jean Paul II a voulu ramener l'Eglise catholique dans les rails de l'expansionnisme européen, c'est réaffirmé dans le Catéchisme officiel de 1992. Cela laissait les mains libres à la CIA pour infiltrer les églises, avoir l'œil sur les chrétiens critiques, les militants populaires et les leaders progressistes. Le journal de l'agent secret Philip Agee, Dix ans à la CIA, l'a confirmé, de même que le tribunal Russel, réuni à Rome en janvier 1976, avec son rapport sur « la pénétration impérialiste dans les églises de l'Amérique latine ». Nelson Rockefeller, envoyé par Nixon pour observer le sous-continent le disait : « Les changements structurels dans la communication et l'éducation font de l'Eglise une force de changement décisive, et de changement révolutionnaire s'il le faut. » l'Amérique latine a donné des martyrs, Camilo Torres le Colombien, les dominicains torturés frère Betto et Tito de Alencar, au Salvador Mgr Romero et les six jésuites assassinés dans leur dortoir ; elle a donné aussi d'excellents théologiens, dont Ignacio Ellacuria, jésuite salvadorien assassiné, Leonardo Boff, Jon Sobrino, Hugo Asmann, Juan Luis Segundo, Rubén Alves, et le père de la théologie de la libération, Gustavo Gutiérrez ; mon grand ami l'évêque de Recife dom Helder Camara a donné un formidable élan à beaucoup d'autres. Comme l'écrit Enrique Dussel, la théologie de la libération est « un moment réflexif de la prophétie, qui naît de la réalité humaine, sociale, historique, destinée à penser, à partir d'une vision d'ensemble du monde, des rapports d'injustice exercés depuis le centre en direction de la périphérie des peuples pauvres. » Et les pauvres sont le lieu théologique par excellence d'où l'on peut comprendre la révélation divine qui a été faite aux hommes, et pour appréhender le sens du salut critique. Dans votre livre figure aussi une forte condamnation du Vatican. Peut-on affirmer que vous rejetez toutes les religions sous leur forme institutionnelle ? Les religions africaines, en pleine renaissance, sont absolument décentralisées… Au contraire, il ne s'agit pas de rejeter les religions qui se servent du mot « Dieu » dans son sens traditionnel, c'est-à-dire avec ses attributs de pouvoir et d'extériorité, mais de considérer chacune avec respect ; de voir dans leurs croyances propres et leurs rituels une expression symbolique de la recherche du divin, du salut des êtres humains, de tous les êtres humains, de leur accès à la plénitude par participation dans une totalité vivante, créatrice incessamment, dont chacun, à son échelle, est responsable. Aucune religion ne doit avoir la prétention de monopoliser l'absolu. Elles ne sont pas rivales mais complémentaires ; Il faut ajouter aux apports des théologies de la libération en Amérique du Sud et du Centre, à la renaissance de l'islam dans la mesure où il retrouve son universalisme matinal, la prise de conscience des valeurs traditionnelles de l'Afrique, qui agonise depuis des siècles par l'effet redondant de l'esclavage, du pillage colonial, de la spéculation de capitalistes étrangers. Vous n'êtes pas seul dans votre tentative pour harmoniser une politique de justice sociale étendue au monde entier avec les valeurs universelles, dont les religions veulent être les conservatoires. La sensibilité écologique, née dans le climat de ferveur spirituelle allemande des années 1930, a souvent cette tonalité exaltée, panthéiste. Pensez-vous aussi que sur ce terrain l'Occident a perdu l'initiative de l'imagination, comme semble l'indiquer la teneur des grandes conférences mondiales pour la préservation de l'écosystème ? Il faut commencer par reconnaître la riche unité entre la nature, l'humain et le divin. C'est à partir de ce que j'appelle la « civilisation des tropiques » que peut naître un monde nouveau, plus que de toute autre source ; nous n'avons le choix qu'entre le suicide planétaire, si nous continuons à obéir aux lois actuelles de la domination américaine, et une authentique résurrection. L'entreprise conjointe de la Chine et de l'Iran, de construire un pont euro-asiatique, est fondamentale, et ils associent déjà à leurs projets l'Amérique latine et l'Afrique. Face à ce que vous appelez le « suicide planétaire », comment la « civilisation des tropiques » peut-elle rayonner ? Il faut lire les Brésiliens, Gilberto Freyre le fondateur, avec son livre L'Homme, la culture et les tropiques , et lire Bautista Vidal, qui parle du « défi amazonien », puis Sergio de Salvo Brito, qui a prouvé qu'il est possible de fonder une civilisation mondiale fondée sur des ressources énergétiques renouvelables, ce qui n'est pas en réalité un problème de technologie, mais de géopolitique. Voilà la civilisation alternative à l'actuelle anti-civilisation fondée sur la croissance, qui n'est que la croissance des profits, ce qui entraîne pillage des ressources énergétiques, et distorsion actuelle de la politique internationale autour du pétrole. Toutes les guerres des Etats-Unis sont inspirées par la volonté de contrôler toutes les sources possibles du pétrole. La [première] guerre du Golfe a permis de prendre le contrôle de la production pétrolière de l'Irak, et, sous prétexte de « protéger l'Arabie saoudite », d'en faire un Etat vassal. Les embargos contre l'Iran et la Lybie visent aussi le pétrole. Les interventions destructrices en Europe, depuis la Bosnie jusqu'au Kosovo, avaient pour but le contrôle de l'Europe orientale, pour ensuite faire main basse sur les pétroles de Bakou et de la mer Caspienne, avec des bases aériennes chaque fois plus proches. Israël sert à exercer une tutelle sur la Turquie et l'Egypte, le pays qui reçoit les subventions les plus élevées des Etats-Unis, après Israël ! Les effets secondaires du détournement des ressources énergétiques mondiales conduisent au clivage du monde, tant que le pétrole continue à se négocier en dollars, qui servent à financer un illusoire « développement » à l'occidentale, basé sur la corruption des classes dirigeantes. Des raisons d'espérer, devant le « naufrage du vaisseau Terre » qui se prépare ? En choisissant de faire reposer leur prospérité sur des sources d'énergie non renouvelables, les maîtres (provisoires) du monde ont condamné eux-mêmes leur domination à être éphémère. Le pétrole peut leur accorder encore une vingtaine d'années mais guère plus, même si de nouveaux gisements exploitables étaient découverts, et à condition de continuer à exclure les deux tiers du monde de la consommation orgiaque que pratiquent les sept pays les plus riches au monde. Trois mesures peuvent être décisives : d'abord, que les dirigeants des pays producteurs de pétrole vendent celui-ci en monnaie locale, de façon à générer des phénomènes en chaîne qui pulvérisent l'hégémonie du dollar ; ensuite, que l'Assemblée générale de l'ONU oblige les Etats-Unis à payer sa propre dette, qui est la plus monstrueuse au monde, et enfin, il faut taxer de façon drastique la spéculation financière. Tout cela est possible si apparaissent de nouveaux centres de pouvoir qui s'appuient sur les peuples. Car cinq siècles de colonisation et un demi-siècle de dégâts causés par le FMI n'ont pas détruit, dans le cœur des multitudes, le sentiment de la dignité, de la communauté, et du don de soi-même, dont la victoire de Gandhi, malgré son martyre final, reste, encore et toujours, l'exemple éblouissant.