« Anabase »
Comment voit-on un tableau ? Comment le regarde-t-on ? Ces questions qui mobilisent aujourd’hui les médiateurs, fantassins de l’art contemporain, s’adressent à toutes les oeuvres auxquelles nous sommes confrontés. A la galerie 24Beaubourg à Paris, c’est le choix d’un tableau de Barbara Navi qui se trouve soumis à ces interrogations : « Anabase » .
« Anabase » Barbara Navi 2016 huile sur toile
L’enquête commence avec le relevé des indices matériels : il s’agit d’une peinture à l’huile sur toile au format à l’italienne. Dans cette représentation d’un espace mal défini où le bleu et le vert dominent on décèle l’existence de plusieurs plans qui perturbent notre lecture immédiate d’un réel. Et comme notre vision puis notre regard ne suffisent pas pour établir cette relation au tableau, c’est sur un autre plan qu’il va falloir nous placer. Le titre « Anabase » oblige à poursuivre l’enquête. Là intervient une histoire, l’Histoire même : « A l’origine du mot Anabase est une expédition de dix mille hommes grecs venus combattre en Mésopotamie en 401 av. J-C. Vaincus, les survivants errèrent longtemps et sur plus de 6000 km avant de retrouver leur pays. Xénophon d’Athènes qui participa à ce long périple en fit le récit : l’Anabase. »
Après la mort d’un roi perse, Darius II, son fils aîné Artaxerxès Mnémon lui succède mais son autre fils Cyrus s’oppose à cette succession, lève des troupes et engage les Dix Mille, des Grecs originaires de Sparte et du Péloponnèse. Le combat décisif, à Canouxa, se solde par la mort de Cyrus et la débâcle de ses troupes.
A deux pas de la galerie 24Beaubourg à Paris, un autre Cyrus irradie le monde de l’art : Cy Twombly au Centre Pompidou. Mais revenons à notre enquête.
Apparaît alors dans cet espace du tableau une notion supplémentaire : le temps. Pour les vaincus de Canouxa ce voyage de retour est en soi une tragédie : en deux ans, les survivants, au nombre d’environ cinq mille, auront parcouru des milliers de kilomètres avant d’atteindre le royaume grec de Pergame et les rivages de la mer Égée.
Barbara Navi avec ce tableau propose ainsi une chronique issue de celle de Xénophon d’Athènes. Mais la peinture ouvre cet espace indéfini à une autre forme d’errance. Dans Anabase décrit comme une voyage vers l’intérieur, Barbara Navi nous donne une piste avec « Exil » de Saint-John Perse : «Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent chaque jour leur barque sur d’autres rives, savent mieux chaque jour le cours des choses illisibles ; et remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses amarres ». La peinture de Barbara Navi, si elle ne fait pas référence immédiate aux exils contemporains, aux débâcles provoquées par les drames de l’époque, aux migrants actuels, laisse cependant chacun de nous devant sa propre lecture, son propre voyage vers l’intérieur. D’autres pistes, où il est question d’ Andreï Tarkovski, dont le film Solaris en 1972 s’inspirait du roman éponyme de l’auteur polonais Stanislas Lem rendent plus complexe encore cette approche d’un voyage chargé d’épreuves.
Dans la série éponyme des tableaux qui participent à Anabase, temps, voyage, mémoire, attente se fondent dans cette figuration diffractée à laquelle pourrait s’associer, me semble-t-il, une symphonie de Mahler.
Comment regarde-t-on un tableau ? Avec notre propre grille de lecture faite d’images, de textes, de sons, de sentiments, de sensations. Anabase me ramène personnellement au film « Méditerranée » de Jean-Daniel Pollet (1963) où, sur la musique d’Antoine Duhamel, Philippe Sollers écrit :
« Rien n’est fermé dans ce glissement dont la blancheur s’assourdit, s’accentue, chaque surface possible ici devient transparente, ouvre sur des tableaux imprévus, oubliés, ramenés en silence par cette mer blanche. »
Photo: Barbara Navi
Barbara Navi « Anabase »
Du 24 Novembre au 17 Décembre 2016
Galerie 24Beaubourg
24 rue Beaubourg
75003 Paris