Il y avait là tous les ingrédients d’un mythe littéraire, celui d’une poétesse dont la trajectoire brève avait irradié de sa parole quelques-uns de ses contemporains, Blanchot et Barthes notamment, mais qui avait été habitée par l’urgence contradictoire de disparaître dans le geste même d’écrire. Est-ce que non, rien ne poursuivait pas, jusque dans son titre en forme de refus buté, la volonté d’un retrait que confirmait son exergue emprunté à Mallarmé ? Et ne se terminait-il pas par ces mots « Il faut laisser toute chose — dans — la crypte » ? Mais le risque était que son auteure devînt une sorte d’Aurélia, « une seconde fois perdue » dissimulée sous le masque d’une image à la fois fantomatique et sous-exposée dont Gilles Deleuze avait, comme par avance, écrit la légende brûlante en déclarant : « Vous n’écrivez pas sur la sexualité, vous écrivez sexuellement ».
Agnès Rouzier aurait pu être ensevelie sous ce tombeau définitif. Il est peu probable qu’elle se serait satisfaite d’une image si réductrice, mais sans doute n’aurait-elle pas davantage souhaité être l’objet d’une curiosité excessive. Deux ouvrages lui redonnent aujourd’hui une présence moins fantasmatique. Dans un bel ensemble de témoignages et d’études réunis par Anne Malaprade, trois photographies nous découvrent une jeune femme menue, en manteau et chaussures de ville tandis qu’elle se promène, un livre ou un carnet à la main, dans un paysage de campagne qui ressemble à cette Dordogne où elle vivait avec son mari. Au détour d’une lettre qu’elle adresse en 1965 à un jeune amant allemand, Erwin Stegentritt, de dix ans son cadet, se dévoile aussi la biographie fondamentale d’une enfant née en 1935 des amours dits « illégitimes » du grand physicien Fernand Holweck, mort sous la torture pour faits de résistance en 1941, et de Marie-Agnès Kirmann, morte en déportation en 1944. « A six ans, écrit Agnès Rouzier, je savais déjà ce qu’étaient l’orgueil, l’amour, la mort, la passion, la folie. Oui. Et voici maintenant ce que je suis, n’en sachant pas beaucoup plus sur l’amour, l’orgueil, la mort, la passion, la folie, mais croyant de plus en plus au désordre, aux constructions échevelées du désordre, à la volonté du désordre. » Mots essentiels car c’est sous le titre de Le désordre qu’elle évoquait parfois non, rien, révélant au passage ce fond de drame tu, incarné par l’Histoire devenue meurtrière ayant démembré son enfance, et sur lequel, lointainement, se branchait la tension nerveuse, électrique de son écriture. Sa poésie allait chercher à atteindre une intensité vitale, dont le désir charnel serait et la formule et l’issue. Agnès Rouzier écrivait : « Toi nue (…) Toi objet (…) Jusqu’à ce que objet, tout nous ressemble, et là nous saurons vivre. » Ce n’est naturellement pas à devenir une femme-objet qu’Agnès Rouzier se vouait dans la possession ou l’abandon (mot d’une fondamentale dualité) mais bien à se faire un corps où la parole insufflerait autrement la vie, afin d’être une personne si objective que rien ne viendrait en démembrer l’unité conquise.
Seulement, cette objectivité est problématique et si les splendeurs érotiques de non, rien composent une pyrotechnie de fulgurances, elles se dressent toujours en un équilibre dangereux au bord d’un bloc d’abîmes. En cela, Agnès Rouzier est proche de Marina Tsvétaïeva, y compris par la nervosité, les éclats de passion et la frappe de son vers. Chez elle, le désir est incarné et l’étreinte sexuelle en est la scène réelle ou rêvée, mais il n’est pas toujours habité par un seul visage ou un seul corps dont il s’agirait de restituer l’expérience individuelle. Il apparaît davantage comme le fluide vital qui porte – autant qu’il les découd – toutes les vies. D’ailleurs non, rien est un texte pulvérisé, que des amorces fictionnelles écrites à tous les temps et conjuguées à toutes les personnes ouvrent à la présence fugitive de bribes de voix sans visage. Ce n’est donc pas le désir individuel qui est dit ici, mais celui qui traverse les foules, son urgence, son inquiétude et son appel d’air réfléchi dans un miroir à multiples facettes.
Lors de sa parution initiale ou dans les années qui la suivirent, non, rien n’a pas laissé indifférents ceux qui le lurent. Très éclairants sont les témoignages de Joseph Guglielmi ou de Mathieu Bénezet (et bientôt d’autres viendront) comme le sont les regards de tous ceux qui, depuis la réédition de ce livre en 2015, composent la (petite) communauté de ses lecteurs. Au premier rang d’entre eux, il y a naturellement Stéphane Korvin qui poursuit avec dire, encore la réédition de textes parus du vivant d’Agnès Rouzier ou qui figuraient dans le livre posthume où, en 1985, ses écrits avaient été réunis sous le titre de Le fait même d’écrire. Reprenant ce livre mais s’en distinguant par quelques choix éditoriaux, Dire, encore rassemble des pages de journal et plusieurs séquences de poèmes. S’ils n’ont pas l’unité de non, rien, ils montrent que la visée de leur auteure dépassait de beaucoup la seule question d’Eros.
Agnès Rouzier est en effet autant une poétesse d’instinct que de travail, comme le caractère très savant de sa phrase et de son vers le laissait pressentir. Grande lectrice, elle est habitée par l’idée d’un absolu littéraire dont Blanchot (« son Blanchot » comme elle le dit parfois, signe d’une intimité avec une œuvre dont elle reconnaît l’éminence) forge alors le mythe. Ses lectures en sont le reflet : Kafka, Woolf, Bataille, Nietzsche, Artaud, mais aussi Mandelstam, ce qui est moins attendu, et surtout Rilke à qui elle adresse ses Lettres à un écrivain mort. Répondant à quelques lettres que Rilke envoya à sa femme Clara, à Magda von Hattinberg, Marie de La Tour et Taxis ou à la peintre Paula Becker, Agnès Rouzier entre tour à tour dans le corps passé de ces correspondantes. Elle double la voix de personnes réelles tout en étant le personnage d’une narration où elle noue un impossible dialogue littéraire à travers le temps. Elle pour qui la réalité était si souvent « invraisemblable » et qui semblait y évoluer dans un état d’inquiétude extrême trouve là une scène où s’incarner, fût-ce dans le corps d’autrui, comme si c’est par le fantasme ou grâce à la fiction qu’elle pouvait accéder au sentiment de sa vie véritable et soudain complétée. À son jeune amant, Erwin Stegentritt, elle avait dit : « je t’ai inventé », ce qu’il commentera ainsi : « seules les inventions sont extraordinaires. Plus tard, tu écriras et tu vivras et l’écriture ne pourra coïncider avec la vie. »
Car tout est double et sans fin s’ouvre dans ce geste où l’écriture qui déplie retranche en même temps. Elle augmente la vie d’Agnès Rouzier mais la rend plus insaisissable encore. Ainsi s’éclaire sa pratique constante des énoncés contradictoires qui doit moins au tour paradoxal de la parole de Blanchot qu’à l’incertitude, presque maladive, qui mine l’existence de la poétesse et qui l’oblige à s’inventer, comme si elle n’existait pas encore. « Si nous n’avions la force de menacer de fable, tout périrait en nous », écrivait-elle déjà dans non, rien, d’une formule qui souligne l’ambiguïté menaçante de la fiction. Les pages du journal qu’elle tient en 1977 témoignent partout du soupçon de sa propre illusion tant elle paraît douter que sa vie soit plus qu’un songe – un trouble qu’elle tente de surmonter à l’aide d’une parole qui l’ouvre à un plus grand vertige encore. « Lorsque j’écris c’est comme un moi futur, un peu effrayant qui parle. Comme si je me destituais de toute sécurité pour entrer dans la spéculation. » Ailleurs, elle se voit semblable à un « personnage que je regarderais méticuleusement vivre ». Dès lors, on comprend mieux que si les citations insérées sans guillemets dans non, rien participaient d’un « entretien infini », leur vocation étaient davantage de brancher la vie incertaine d’Agnès Rouzier sur le corps plus réel – mais tout aussi fantasmatique d’être multiple et fictionnel – qu’elle se forgeait dans la polyphonie de ce texte. Si ce geste était pour elle salvateur, ce ne pouvait être qu’au nom d’une unité supérieure, inatteignable et en cela invulnérable : la littérature
Sérénité petite maison montre la dualité du retrait et de l’exposition nécessaires en quoi consistait, pour elle, la poésie, alors même que la petite maison était la figure de la sérénité mais aussi celle de l’enfermement. Aussi cherche-t-elle ailleurs et peut-être trouve-t-elle dans « l’ouvert » de Rilke cette difficile coïncidence vitale entre elle et le monde, ce qu’elle appelle « le désir fou d’une cohérence intégrale ». S’adressant à Rilke, elle écrit : « tu te réservais pour une agression lente, sans concession aucune : l’ouvert ». À sa suite, elle rêve d’une telle approche, (malgré l’agressivité qu’elle associe à un tel mouvement) où elle finirait par rejoindre le dehors, enfin atteint et vécu dans sa présence tangible. Elle en fait l’expérience devant un paysage de Tolède qui fut pour elle « un événement infini » et elle écrit superbement : « Là-bas, en effet, la réalité extérieure : tour, montagne, pont, comportait déjà en elle-même l’intensité inouïe, insurpassable des équivalents intérieurs à l’aide desquels on aurait aimé les figurer. Apparition et vision coïncidaient en quelque sorte partout dans l’objet, un monde intérieur complet s’extériorisait en chacun d’eux, comme si un ange, qui englobe l’espace, était aveugle et regardait en lui-même. »
Tel fut l’effort parfois couronné de succès de cette femme qui se rêva en un ange incarné, empruntant une fois encore à Rilke cette figure de la souveraineté. Elle dit alors : « Le fait d’écrire est (comme), le fait implacable du paysage », d’une formule qui exprime la folle ambition d’une objectivité intérieure et la distance que toute approche creuse aussi. Du coup, elle nous rappelle combien le corps sexuel de la rencontre est la scène éminente où véritablement un tel vœu prend forme, celle où « en un mouvement intime, recueilli, nous voulons de tout notre corps faire ouverture ». En cela, Gilles Deleuze était fondé à dire combien Agnès Rouzier écrivait sexuellement, mais dans cette seule et essentielle mesure où elle avait cherché dans son écriture à surmonter les oppositions entre soi et autrui, surface et profondeur, vérité et fiction, réalité et fantasmes, légèreté et gravité, etc. exactement comme les amants les confondent dans leur mêlée pour s’ouvrir à l’être multiple et souverain qu’ils sont l’un l’autre, tout à la fois, je, tu, il, elle et nous. Agnès Rouzier le disait à la première page de non, rien, dans une scène où la fantasmagorie sexuelle était aussi hantée par la violence de l’Histoire. Parce qu’elle est emblématique de son œuvre à venir, je la citerai longuement, ce qui me permettra, pour finir, de m’effacer derrière sa voix :
« ici nous disposerons ce qui nous reste d’hommes en avant de la mer. Et nous la regarderons, à la plage abaissée, souveraine, étroitement mesquine hors de notre regard qui l’orne d’un mythe. Corps dit superbe et que je dis, à genoux, adoré. Ici, nous disposerons face à la mer, ce qui nous reste d’hommes, en une ligne-sexe, rouge, dite obscène, tous dressés, le buste nu, fusillade qui aussitôt les assassine et qui reprend, immortelle, tandis qu’un ressort à leurs pieds se détend. Les remets en place. Toi. Nu. Ou nous. »
Renaud Ego
Agnès Rouzier, dire, encore, éditions brûlepourpoint, 176 p.
Cahier critique de poésie n°31, « Dossier Agnès Rouzier » coordonné par Anne Malaprade, 96p.
image reprise du site de l'éditeur brûlepourpoint