Journal (1956-1968)
C’est un moment d’histoire qui vient d’être publié avec le Journal (1956-1968) écrit par le peintre Bernard Rancillac, ce document inconnu et inédit accédant finalement à la publication avec l’accord du peintre, dans un ouvrage constitué pour moitié par un texte de Bernard Vasseur qui situe ce journal dans le contexte biographique de Rancillac, et pour moitié les notes du journal.
Ces douze années sur lesquelles s’étendent ce témoignage vivant révèlent combien l’avènement d’une voie personnelle pour un artiste suppose de doutes, d’échecs, d’engagement total avant de pouvoir confirmer une identité véritable à travers une œuvre novatrice.
Dans ces années cinquante, en France, les peintres de l’abstraction tiennent le haut du pavé et, au-delà de la prééminence de quelques noms célèbres (parmi lesquels Hartung, Mathieu, Soulages), c’est l’art abstrait lui-même qui occupe presque tout le territoire artistique. Au Salon de Mai de 1957, » Que d’abstrait ! que d’abstrait ! » clame Rancillac, jeune instituteur installé à Bourg la Reine et qui veut devenir peintre. Sans sombrer dans les clichés de « La Bohème », la vie est dure pour assumer au quotidien cette situation tout à fait improbable où seul le peintre en devenir peut se convaincre de cette nécessité intérieure à défaut de pouvoir la prouver immédiatement autour de lui. Ce qui nous retient plus particulièrement aujourd’hui, à travers ces notes précieuses, concerne le moment où quelque chose de nouveau se passe, après tant d’hésitations, de tentatives infructueuses, moment privilégié qui va déterminer toute la destinée d’une œuvre. Rancillac a compris qu’ « Un demi-siècle de peinture abstraite a totalement modifié, sinon la façon de voir, du moins la façon de faire de la peinture« . A défaut de pouvoir résumer en quelques lignes ce document, il faut lire comment la voie pour une nouvelle figuration qui ne porte pas encore son nom voit le jour, comment le recours à la bande dessinée offrira de nouvelles pistes pour quelque chose qui ne se soucie pas véritablement de figurer mais d’introduire dans une figuration renouvelée une dimension critique, comment la photographie avec le recours à l’épiscope donne à cette peinture un potentiel tout à fait novateur. Cette avancée se renforce avec l’apparition d’une envie collective d’agir. L’exposition « Mythologies quotidiennes » de 1964 concrétisera cette volonté « L’exposition « Mythologies quotidiennes » aura servi à cela : à rapprocher un certain nombre d’entre nous en nous éclairant les uns sur les autres. »
Un mouvement prend naissance même s’il est discutable de voir « Mythologies quotidiennes » comme un marqueur historique restrictif de ce qu’allait devenir La Figuration narrative. On observera que Rancillac n’utilise à aucun moment dans son journal cette expression de Figuration narrative créée par le critique Gérard Gassiot-Talabot et qu’un certain nombre d’artistes présents dans « Mythologies quotidiennes » n’auront guère eu à voir avec le développement de ce mouvement ( Niki de Saint-Phalle, Jean Tinguely, François Arnal, Daniel Humair….).
Le journal de Bernard Rancillac s’arrête en 1968, année dans laquelle le mois de mai reste un point aveugle. On peut imaginer que le peintre, mobilisé dans l’action, délaissait quelque peu son journal.
La peau du monde 2014, tissu tendu sur châssis et feutre diam. 210 cm
Ce journal éclaire les débuts d’une œuvre qui s’est par la suite affermie, a rencontré le succès et a confirmé l’avènement d’une nouvelle figuration dans une époque où d’autres courants radicaux entendaient remettre à plat la réflexion sur la peinture.
«La peau du monde»
Aujourd’hui, en 2016, on peut voir à la galerie Jean Brolly à Paris comment Bernard Rancillac a abandonné le matériau peinture pour recourir à une forme de ready-made que l’on attendait pas de lui: il tend désormais sur des châssis en bois, des tissus imprimés, une «peau du monde» dont l’agencement ne relève cependant pas d’un geste hasardeux. Parfois le tissu tendu occupe la totalité du tableau de façon neutre sans conditionnement particulier. Quand on a suivi depuis quarante ans le parcours de Bernard Rancillac dans cette aventure de la Figuration narrative, ce travail récent a de quoi déconcerter. Il faudra attendre, en février 2017, la rétrospective Rancillac que la Musée de la Poste présentera hors de ses murs à Paris pour retrouver nos marques dans ce cheminement d’un artiste majeur de la Figuration Narrative qui aujourd’hui nous propose des tableaux sans peinture.
Photo: galerie Jean Brolly
« Devenir peintre »
Bernard Rancillac
Editions Hermann Paris 2016
Bernard Rancillac
« La peau du monde »
Du 24/11/2016 au 30/12/2016
Galerie Jean Brolly
16 rue de Montmorency
75003 Paris